Maître des univers urbains
Ricardo Bofill était une star mondiale à l’époque où l’architecture devenait une marque sur les scènes internationales et que personne ne connaissait encore Rem Koolhaas. Le 14 janvier 2022, il est décédé à l’âge de 82 ans. Considéré par de nombreux critiques comme protagoniste d’un postmodernisme fastueux, il vaut la peine de se pencher sur ses premiers bâtiments d’habitation dans lesquels il a su magistralement créer un équilibre entre les grandes échelles et l’humain.

©Salva Lopez
«Le voilà à quarante ans, [...] il monte sur le ring pour la deux-centième fois [...], un Bobby Fisher de l’architecture, un Muhammad Ali de l’architecture – «ne le fais pas, Ricardo.» En 1981, près d’un an après l’apparition de Bofill à la Strada Novissima à Venise, Charles Jencks décrivit, avec la verve d’un commentateur de tournoi de boxe, la force de frappe du jeune Bofill dans le catalogue d’exposition de l’AA de Londres. Jencks n’était pas le seul à l’admirer. Dans les années 1970, les journalistes, architectes et urbanistes se rendaient en pèlerinage à Barcelone pour visiter la «Fábrica» – le siège de son bureau et son lieu de résidence – et les immeubles d’habitation «Walden 7», situés juste à côté, dans le quartier périphérique de Sant Just Desvern. «Ne le fais pas»: ce conseil de Jencks se référait à la brusque évolution vers une mise en scène néoclassique et monumentale des façades, avec des éléments préfabriqués en béton coloré, qui devinrent l’image de marque du bureau de Bofill «Taller de Arquitectura» dans les années 1980. Les grands projets urbains tels que «Antigone» à Montpellier (1978-1999), ou «Cergy St. Christophe» (1981-1986) dans la ville nouvelle de Cergy, à Paris, ont été inspirés par des modèles historiques situés entre le palladianisme et l’architecture de la Révolution française. Les impressionnantes façades en béton ont été créées par les meilleurs dessinateurs des écoles d’architecture françaises et des entreprises de construction en béton armé telles que Bouygues et Coignet.

Pour les immeubles d'habitation tels que la Muralle Roja (1973), dans la commune espagnole de Calp, ou Walden 7, à Barcelone (1974), Bofill a fait contraster l'anonymat de nombreux immeubles modernes avec des espaces extérieurs ingénieux et variés, donnant à chaque logement une adresse unique. ©Gregori Civera
Pour toutes les classes sociales
Un architecte pouvant présenter, à quarante ans, une œuvre architecturale autant remarquée à l’international était exceptionnel au XXe siècle. Et tout autant, un architecte sans diplôme d’architecture qui, à l’âge de 24 ans, remporta son premier prix d’architecture pour la réalisation d’un immeuble d’habitation: un projet de densification au caractère brutaliste, avec une façade en brique rouge, dans la Calle Nicaragua, dans le centre de Barcelone. Le facteur économique, sans lequel le succès précoce de Ricardo Bofill aurait été impossible, a été l’entreprise de construction de son père Emilio Bofill Benessat, qui a signé les demandes de permis de construire du bureau jusqu’au début des années 1970. Le soutien bienveillant de son père a donné au jeune Bofill des libertés non seulement économiques, mais aussi – et surtout – intellectuelles, permettant d’expliquer la capacité de Bofill à considérer la construction de logements de masse comme un outil sociopolitique. Contrairement aux États-providence d’Europe du Nord, qui se sont développés pendant les années de boom économique, la politique en matière de logements de Franco soutenait plutôt la classe moyenne et ignorait les bidonvilles de la migration intérieure espagnole, misant sur la spéculation immobilière engendrée par la croissance très rapide de l’industrie du tourisme. C’est précisément là qu’intervinrent les œuvres du «Taller» , l’atelier d’architecture fondé par Bofill à l’âge de 20 ans, et qui comptait, parmi ses membres fondateurs, des écrivains, des sociologues,des hommes de théâtre, et seulement deux architectes diplômés.

Les Espaces d'Abraxas se trouvent dans le quartier Mont-d'Est de la commune parisienne de Noisy-le-Grand, dans le département Seine-Saint-Denis, dans la région Île-de-France. Bofill voulait que cet ensemble immobilier de 600 logements construit entre 1978 et 1983 devienne un Versailles du peuple. ©Kristina Avdeeva
Porosité
La «ville dans l’espace», un projet urbain et modèle social développé entre 1968 et 1972, dont la réalisation a échoué de peu dans la périphérie de Madrid, mais qui a constitué une base d’idées pour les décennies suivantes, était le projet central de cette collaboration. Le concept fondamental du modèle était de remplacer la rue et l’immeuble d’habitation par une grappe tridimensionnelle de micro-unités, la plus petite étant la chambre, à l’extérieur de laquelle commence la ville, avec ses espaces libres collectifs et ses infrastructures sociales. La ville spatiale devait se développer économiquement à partir de structures de propriété collectives en autoconstruction, selon une formule architecturale. La base pratique de ces concepts était le fruit de près de sept années d'expérience de la construction de logements de vacances expérimentaux en bord de mer (notamment Xanadú près de Calpe, 1965-1968), et de grands immeubles de logements ouvriers (comme le Barriò Gaudi à Reus, 1964-1972). La ville spatiale ne devait pas seulement fournir une réponse praticable au logement pour tous, mais aussi étendre le logement à une offre d'univers et de découvertes collectifs dans la périphérie urbaine.

Entre 1973 et 1975, Ricardo Bofill a transformé une cimenterie désaffectée, près de Barcelone, comprenant plus de 30 silos, des galeries souterraines et d'immenses salles de machines, pour en faire le siège de Taller de Arquitectura. La Fabrica était aussi son lieu de résidence.
Grandes visions
Les deux projets dans lesquels ces idées ont été en partie réalisées sont «Walden 7», à Barcelone (1970-1975), et «Les Espaces d’Abraxas» dans la ville nouvelle de Marne-la-Vallée (1978-1984), à Paris. Ces projets furent accueillis par les professionnels avec des sentiments mitigés. Les espaces intérieurs urbains paraissaient trop monumentaux et les logements des étages inférieurs trop sombres. La force visionnaire et l’importance de ces réponses précoces à une société caractérisée par des différences grandissantes ont été oubliées sous le refus d’accepter l’esthétique postmoderne des projets ultérieurs. L’incompréhension médiatique et les disputes avec la quasi-totalité des membres fondateurs du Taller ont certainement contribué à ce que Ricardo Bofill se soit largement retiré des discussions d’architecture à partir de années 1990. Il est néanmoins resté un génie de la communication, une source d’idées et un grand manager, dont le bureau international RBTA réalise encore de grands projets, du Maroc à la Chine.
Cette nécrologie est apparue initialement sur baunetz.de. Les photos sont tirées du livre «Ricardo Bofill. Visions of Architecture» des éditions Gestalten. Vous trouverez une présentation de cet ouvrage dans notre rubrique «livre».
Texte: Anne Kockelkorn
Photos ©Ricardo Bofill Taller de Arquitectura | gestalten 2019