Immeuble d'habitation et de commerce Kapellgasse
,
Suisse
Publié le 28 février 2023
Joos & Mathys Architekten AG
Participation au Swiss Arc Award 2023
Données du projet
Données de base
Données du bâtiment selon SIA 416
Description
Identité et intégration
Le centre-ville de Lucerne est un ensemble architectural cohérent qui conjugue une vieille ville aux accents médiévaux, des quartiers néo-classiques et un alignement d’hôtels Belle-Époque le long du lac. Peut-on le changer? À-t-on le droit d’y modifier quoi que ce soit? Cela semble bien être le cas, comme le démontre un bâtiment regroupant logements et commerces dans la Kapellgasse – encore faut-il employer une approche analogue.
Rares sont les villes qui pourraient égaler Lucerne dans un concours international pour la plus belle ville. Cette œuvre totale, avec sa vieille ville au flair moyenâgeux, ses quartiers néoclassiques et la série d’hôtels Belle Époque au bord du lac, compose un noyau dont on peut légitimement se demander s’il peut encore être modifié sur le plan architectural. Cette question a de nouveau échauffé les esprits, à l’occasion du récent lancement d’un concours pour un nouveau théâtre communal. Le nouveau bâtiment devait remplacer l’ancien bâtiment classique – un sujet photographique très prisé depuis le Rathaussteg. La surprise a donc été bien accueillie lorsque les résultats ont été publiés à la mi-décembre 2022: le projet primé des architectes zurichois Ilg Santer conserve cette œuvre majeure et précoce de l’architecture théâtrale suisse pour en faire le forum spectaculaire d’une nouvelle scène composée de deux bâtiments abstraits à pignons blancs. Ce projet résolument porteur d’avenir remet sur le devant de la scène une querelle patrimoniale au long cours, qui n’a jamais vraiment été oubliée par les Lucernois. Elle est aujourd’hui particulièrement virulente à l’heure du changement climatique, où les jeunes architectes, notamment, s’opposent de plus en plus à toute démolition. Elle avait divisé les esprits dans les années 1990, lorsque le Palais des arts et des congrès d’Armin Meili avait été sacrifié sur l’autel du grandiose KKL de Jean Nouvel, puis une décennie plus tard lors de la polémique autour de la bibliothèque centrale d’Otto Dreyer. La peur de voir disparaître de plus en plus de bâtiments historiques avait finalement conduit à la préservation de cette construction filigrane exemplaire du modernisme d’après-guerre.
Un lieu rempli d'histoire
Le tissu moyenâgeux lucernois a pourtant connu des changements à la Renaissance, à l’époque baroque ou encore durant la période historiciste. Mais ce sont des interventions massives plus tardives, à l’image du bâtiment ABM occupé depuis 2003 par le magasin de prêt-à-porter C & A sur la Kapellplatz, qui ont déséquilibré l’apparence de la vieille ville. Ce «bloc de béton gris», décrié peu après son achèvement en 1962 comme la «maison la plus laide de la vieille ville» et la «honte de Lucerne», se dressait encore récemment en lieu et place du bâtiment qui avait déclenché le premier débat autour du patrimoine bâti de la ville il y a 200 ans. À l’époque, la maison Hertenstein de style gothique tardif, habillée de fresques Renaissance peinte par Hans Holbein le Jeune, avait été démolie et remplacée – en compagnie de deux autres bâtiments anciens – par un bâtiment bancaire et résidentiel de style Biedermeier, qui cédait donc finalement la place à la maison ABM. Cette dernière est rapidement devenue le symbole d’une mauvaise planification qui, au cours du 20ème siècle, a orchestré la construction de bâtiments hors d’échelle qui ont appauvri le réseau des ruelles étroites, et dont seuls quelques-uns représentaient une plus-value architecturale – à l’image du bâtiment PKZ élégamment courbé construit en 1934 par Arnold Berger, ou des immeubles commerciaux au modernisme atténué qui ceinture la Falkenplatz. L’opportunité de réhabiliter la Kapellplatz s’est présentée lorsque la société immobilière Newport, originaire de Hambourg, a acheté la maison ABM en 2016 avec l’intention de la démolir. Un concours d’architecture sur invitation réunissant sept bureaux a désigné le projet des Zurichois Joos & Mathys, qui établissait un lien entre passé et présent, en plus de perpétuer la tradition des grands magasins classiques-modernes.
Stratégie pour une architecture analogue
Les architectes avaient la consigne de reproduire le volume du bâtiment précédent. Forts d’une analyse urbaine et architecturale précise du tissu de la vieille ville, ils ont proposé un type d’architecture commerciale à cheval entre maison de verre et construction modulaire. Inondé de lumière, l’ouvrage entretient par ailleurs un dialogue avec les bâtiments voisins par le biais d’éléments formels et décoratifs. Il est aussi le résultat d’une stratégie architecturale référentielle. L’idée d’une «Città analoga» avait gagné l’ETHZ dans les années 1970, avec l’arrivée d’Aldo Rossi. Fabio Reinhart et Miroslav Šik ont ensuite, et jusqu’à récemment, perpétué et transmis cette approche de la conception architecturale et urbaine à des centaines d’étudiants. Christoph Mathys et Peter Joos ne sont par conséquent pas les seuls à utiliser dans leur travail les outils de l’architecture analogue, nombreux sont les architectes suisses de renom qui le font aussi.Grâce à cette approche analogue et à une sensibilité constructive aiguë, Joos & Mathys ont réussi à créer à Lucerne – comme en 2020 pour la salle paroissiale de Rüti, dans le canton de Zurich – un bâtiment dégageant une image forte. Il se dresse sur l’axe principal de la vieille ville, qui s’étend du Schweizerhofquai au Weinmarkt, comme s’il avait été là depuis toujours. Il redonne à la Kapellplatz sa cohérence et marque en même temps l’entrée de la Kapellgasse avec son imposante tour d’angle.
Univers des grands magasins
Parmis d’autres références architecturales, deux réalisations zurichoises ont particulièrement inspirées les architectes pour ce bâtiment: en premier lieu, le bâtiment d’angle du grand magasin Jelmoli, orienté vers la Bahnhofstrasse et achevé en 1899 d’après les plans de Hermann Stadler et Emil Usteri; l’un des premiers bâtiments européens inspiré du style Chicago, dont on prolongea les façades par trois lucarnes épurées à la fin des années 1920. Autre source d’inspiration, la maison Modissa située sur le Limmatquai. Conçue par Karl Egender et inaugurée en 1955, une façade élégante et finement ornementée la caractérise. À Lucerne, le nouveau bâtiment est déployé sur six axes le long de la Kapellgasse, et sur trois le long de la Hans-Holbein-Gasse. Les corniches marquées et les lucarnes qui ponctuent la toiture en croupe plate habillée de tuiles dialoguent avec le bâtiment voisin sur la Kapellplatz. Ce sont toutefois les carreaux brillants de céramique gris-beige encadrant les bow-windows qui animent la façade avec retenue – un clin d’œil au Reliance Building, oeuvre de John Wellborn Root, Charles Altwood, Daniel Hudson Burnham réalisée à Chicago en 1895, que Joos & Mathys n’hésitent pas à citer. Les intersections des poteaux et des corniches sont marquées par d’autres carreaux de céramique alternant bleu et blanc, en référence aux couleurs des armoiries lucernoises, qui réinterprètent les éléments décoratifs de l’architecture des constructions avoisinantes. Les ouvertures du sol au plafond, inspirées des bow-windows qui caractérisent la façade du bâtiment opposé, allouent à la tectonique tramée des façades sa très grande transparence malgré la force sculpturale de la céramique. Elles permettent à la lumière du jour d’inonder le rez-de-chaussée qu’occupe un magasin d’ameublement danois et une boutique de vêtements de luxe italiens. À l’origine, les trois niveaux commerciaux – un sous-sol et deux niveaux hors-sol – étaient censés abriter un lieu chic de shopping aux nombreuses enseignes, ou encore un locataire unique, comme le magasin de mode Grieder avec lequel des discussions ont été brièvement entamées. Mais alors que ce scénario perdait petit à petit de sa consistance, le premier étage a été transformé en bureaux. À l’exception de deux gaines techniques situées au centre, les surfaces presque carrées du sous-sol, du rez-de-chaussée et du premier étage sont libres de tout poteau et peuvent facilement être adaptées aux besoins des locataires.
Une maison, deux visages
Aux trois derniers étages, l’amincissement des poteaux en façade et les volets battants étroits indiquent une affectation domestique qui se prolonge à l’arrière tout en diminuant en hauteur pour passer à quatre puis deux étages. Les volumes ajoutés se fondent ainsi dans l’échelle des petits bâtiments qui se dressent en deuxième rideau, à l’abri de la rue commerçante. Le crépi clair des façades que rythment des fenêtres françaises équipées de volets battants, confèrent au bâtiment sa simplicité et une allure évoquant une construction provençale. Passant à côté des entrées des niveaux commerciaux et des bureaux, un élégant escalier qu’accompagne une main courante sculpturale rappelant les années 1950, mène du deuxième sous-sol à la grande terrasse commune et aux cinq appartements et six duplex du deuxième étage. Contrastant avec la trame rationnelle de la façade donnant sur la Kapellplatz, la façade arrière du bâtiment principal est marquée par une coursive qui rappelle vaguement le complexe Gallaratese (1972) d’Aldo Rossi à Milan. Les villas de l’Antiquité romaine s’y apparentent aussi, notamment en raison des murs crépis en rouge pompéien qui brillent derrière les piliers blancs. Contrairement aux plans ouverts des zones commerciales, ceux des zones d’accès et des appartements – irrégulièrement dentelés en raison des reprises de fondations du bâtiment précédent – présentent un aspect labyrinthique, presque médiéval. Cette impression s’estompe toutefois lorsqu’on s’aventure dans les pièces spacieuses qui s’étirent derrière la façade sur rue au deuxième étage. Alignés sur les tracés axiaux côté Kapellgasse, les six duplex sont conçus comme des constructions à cloisons. Des escaliers et des combles inclinés enrichissent leur spatialité pour en faire les nouveaux logements attractifs de la vieille ville. L’expérience toujours changeante de l’ancien alternant avec le nouveau est l’une des grandes qualités de ce bâtiment aux multiples facettes. Il démontre ainsi, à une époque où la spéculation immobilière et des lois sur la construction trop lourdes limitent de plus en plus les possibilités d’expression architecturale, comment une nouvelle construction à l’identité marquée peut contribuer à l’enrichissement harmonieux d’une place historique.
Texte: Roman Hollenstein
Première publication: Arc Mag 2.2023
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