Entre poésie et politique – le BILLBOARD s'engage en faveur de l'égalité des droits
L’espace d’une année, douze textes apparaissent en grosses lettres le long des voies ferrées de la gare centrale de Zurich. Ils questionnent les rôles genrés et les structures de pouvoir, affichant un engagement en faveur de l’égalité de traitement et invitant à l’action collective. Le projet de Créatrices.ch – construit avec des éléments d’échafaudage standard – interroge aussi la capacité de l’architecture à devenir un vecteur de réflexion sociétale.

Texte: Kollektiv t8y | Photo: Jørg Himmelreich
Les lignes tracées par le faisceau des voies brillent sous le soleil couchant. Sous nos pieds, les trains entrent en gare de Zurich à vitesse diminuée. A proximité du Negrellisteg, un slogan, «How do you rate patriarchy?», brille en grandes lettres blanches accrochées à la structure en acier monumentale qui jouxte les voies – un panneau féministe de huit mètres de haut pour dix-huit de large.
L’installation BILLBOARD est une idée de l’architecte Nelly Pilz, membre du duo d’artistes WILLIPILZ. On doit sa réalisation à l’association Créatrices.ch qui s’engage depuis 2017 en faveur de la mise en valeur de l’action créatrice féminine, et questionne les normes établies dans l’architecture et la société. L’association travaille sans but commercial, mais avec beaucoup d’énergie et un objectif clair: changer les structures, ouvrir le débat et renforcer les perspectives féminines dans l’espace public. Une position inspirante qui m’a engagée à devenir membre du comité cet automne. Ce qui m’impressionne particulièrement, c’est la rapidité avec laquelle des idées on passe aux actes. Chez Créatrices.ch, le chemin menant de la vision à la réalisation est court; on apporte un soin professionnel à la planification et à la réalisation, qui pourtant restent spontanées et ouvertes, comme c’est rarement le cas au sein d’institutions établies. Le travail y est collectif, flexible, ouvert à des coopérations et empreint de l’idée de recherche collective.
Le groupe était déjà à l’origine de la très remarquée intervention FrauMünsterhof21 (2021), qui célébrait cinquante ans de suffrage féminin en Suisse en proposant performances et discussions sur le Münsterhof, à Zurich (voir à ce sujet l’Arc Mag 2022–6, p. 170–173). Et comme c’était le cas en 2022, c’est un échafaudage de l’entreprise Kamber installée à Olten qui sert de construction temporaire, modulaire et réutilisable pour BILLBOARD.
Le projet a démarré fin 2024 par le lancement d’un concours ouvert d’une part, et d’un appel à slogans reflétant les structures sociales et la répartition genrée des rôles d’autre part. On en a récolté 848 en seulement six semaines. Un jury interdisciplinaire s’est ensuite chargé d’en sélectionner douze destinés à être affichés l’un après l’autre dans l’espace public au cours d’une année. La composition du jury reflétait la volonté de dialogue du projet, avec l’historienne Elisabeth Joris, l’actrice Laura de Weck, l’éditrice Mirjam Fischer, la poète spoken word Fatima Moumouni, la footballeuse et politicienne Sarah Akanji ainsi que deux membres de Créatrices.ch. Entre mai 2025 et avril 2026, l’échafaudage prévu à cet effet inscrit chaque mois un nouveau texte dans le paysage urbain zurichois l’espace de quelques semaines. C’est une petite équipe qui se charge de démonter/remonter avec patience les lettres en panneaux alvéolaires. Et pas de place pour la peur du vide à huit mètres de hauteur.
Des appels au changement
Un programme qui élargit le dialogue et replace la phrase dans un contexte social plus large accompagne chaque changement de texte. Les auteur·rice·s sont aussi présent·e·s, et peuvent échanger directement avec le public. En juillet 2025, à l’occasion de la coupe d’Europe de football féminin, la Wilde Platz s’est transformée en une zone de rencontre et d’échanges avec présentation publique. Le texte du mois d’août trouvait un écho particulier: «Schribsch wenn deheime acho bisch» (écris-moi quand tu arrives à la maison) évoquait un SMS banal et quotidien pourtant associable au thème de la sécurité dans l’espace public, ou à un geste de bienveillance à même de renforcer les liens sociaux. Une balade urbaine nocturne clôturait le programme. Septembre affichait «I am the girl who misses much» phrase poétique et quelque peu mélancolique signée Cordula Schieri faisant écho à un texte des Beatles et à une vidéo de Pipilotti Rist datant de 1986. Dévoilée à l’occasion de la ZollstrassFäscht, une performance de Sibylle Aeberli et Stefanie Grob alliant musique, humour et combativité féministe en renforçait la portée.
Le premier texte reste l’un des plus marquants: «Que la honte change de camp». C’est Gisèle Pélicot qui le formulait lors de son procès en 2024. La phrase, qui porte en elle colère, courage et espoir, reste actuelle. Le slogan d’octobre, proposé par le collectif artistique t8y sur la valeur accordée au patriarcat, poursuivait avec humour et subtilité cette réflexion. Le collectif avait proposé, en plus du texte, d’épingler un nouveau lieu baptisé «Patriarchy» sur Google Maps, à côté de l’installation. Les évaluations négatives reçues systématiquement sont le résultat d’une volonté d’inverser la logique de fonctionnement des réseaux sociaux en retournant les Likes et les Ratings (notes) – monnaie de l’économie de l’attention – contre le système en question.
On aperçoit BILLBOARD de loin, et particulièrement bien depuis le Negrellisteg, la passerelle piétonne qui relie depuis 2021 les Kreis 4 et 5. Deux mondes se rencontrent à ce carrefour urbain: au sud, l’Europaallee et ses commerces, et au nord, le quartier animé de la Zollstrasse dont le visage a beaucoup changé depuis la construction de la Zollhaus par la coopérative Kalkbreite (voir Arc Mag 2022–3, p. 90–101). De petites enseignes, le Forum d’architecture de Zurich, un glacier, une scène de Stand-Up et quelques restaurants se sont installés sur ce nouvel axe de flânerie le long duquel se dessine une forme de spontanéité organisée. Une atmosphère urbaine oscillant entre ouverture et contrôle, à l’image de Zurich lorsqu’elle se montre sous son meilleur jour: une architecture en phase avec ce qui est à venir, expérimentale et volontairement à l’écoute de la société.

Le BILLBOARD crée un lieu dédié aux observations et aux performances. | Texte Ginger, Cornelia Caviglia, Vanessa Gerotto | Photo: Katharina Lütscher
Dans un tel contexte, il est presque normal qu’une petite partie de la Wilder Platz ait été préservée pour des affectations libres et temporaires et offre un espace ouvert à l’exploration créative – sur la friche gérée par l’association «Brache Zollstrasse» se développe aussi une végétation urbaine pionnière, une oasis de verdure près de la gare centrale. Quoi de plus naturel que BILLBOARD y ait élu domicile? La Zollhaus et son engagement en faveur du bien commun contraste avec l’Europaallee de l’autre côté des voies, où des grandes firmes internationales telles que UBS et Google. Et qui sait si un regard furtif par la fenêtre n’encouragera pas certain·e·s de leurs collaborateur·rice·s à réfléchir de temps en temps à la question des inégalités? Les messages de BILLBOARD sont comme des signaux envoyés dans l’espace urbain, des fragments d’idées que nous sommes invité·es à creuser. Un pont intellectuel sommes toutes, à l’instar du lien physique qu’offre le Negrellisteg.

Plan de situation | Plan: ARGE Willi Pilz Architektinnen
L’espace urbain comme événement
BILLBOARD soulève également des questions sur le rôle de la communication dans l’architecture. C’est le thème central de «Learning from Las Vegas» écrit en 1972 par Robert Venturi et Denise Scott Brown. Les deux architectes y soutiennent que l’architecture est toujours porteuse de messages, et que cette dernière doit par conséquent porter en elle une signification facilement déchiffrable. Ils en concluent qu’un simple panneau pourrait remplacer des formes sculpturales difficiles à déchiffrer. Le célèbre croquis de Venturi «I am a monument» illustre cette idée: un bâtiment dépouillé sur le toit duquel est monté un grand panneau, comme un «hangar décoré».
La fascination pour ce type de lisibilité anime plusieurs de leurs projets, du concours pour la National College Football Hall of Fame (1967) au projet non réalisé pour une façade LED au Whitehall Ferry Terminal (1995). A Zurich aussi l’esthétique de l’affiche publicitaire a gagné en visibilité ces dernières années, majoritairement pour des projets d’intervention artistique sur un bâtiment. L’enseigne lumineuse «Love invents us» d’Ugo Rondinone trône depuis 1999 sur les toitures du Löwenbräu-Areal, et sur l’école Pfingstweid, le collectif CKÖ a installé en 2019 «Pfingstweider», un billboard poétique affichant trois figures en néon blanc. BILLBOARD va encore plus loin, puisqu’il se passe de bâtiment afin de donner la priorité au message; c’est une structure de communication pure, faite de lettres, d’acier et de lumière. Le panneau s’adresse directement aux passant·e·s, sans médiation numérique, les invitant à lever les yeux et à s’arrêter un instant.
A une époque où le regard est presque constamment fixé sur des écrans, l’écriture analogique redevient un événement dans l’espace urbain. BILLBOARD traite du rapport entre l’espace numérique et l’espace physique, montre qu’ils peuvent se compléter, interagir l’un avec l’autre, et se renforcer mutuellement. Le projet exploite volontairement cette interaction avec une installation ancrée localement et largement diffusée dans les médias. Les centaines de milliers de personnes qui longent la parcelle et l’installation lisent la phrase, la photographient, la partagent sur leurs réseaux et lui donnent une nouvelle dimension. Le message circule ainsi vers les feeds de celles et ceux qui n’ont peut-être jamais vu l’installation physique dans son contexte urbain. Le projet prendra fin au printemps prochain, mais une documentation photographique sera publiée sous forme de livre, laissant la trace durable d’une intervention temporaire, et permettant à BILLBOARD de rester dans les mémoires, longtemps après que la structure ait été démontée.
Le texte a été publié dans le Swiss Arc Mag 2026–1 et traduit en français par François Esquivié.
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