La structure comme colocataire

Publié le 11 septembre 2023 par
Rédaction Swiss Arc

La réaffectation d’un bâtiment industriel pose la question suivante: que garder de la substance existante? La transformation d’un dépôt de vin à Bâle a été pour Esch Sintzel l’occasion d’en conserver les éléments marquants. Ou comment transformer les faiblesses en forces? Plutôt que d’intégrer les poteaux massifs existants dans les nouveaux murs pour les subtiliser à la vue, la mise en scène de leur sculpturalité en font désormais des éléments identitaires.

Texte: Marcel Hodel

Photos: Paola Corsini, Philip Heckhausen

Photo: Paola Corsini

Photo: Paola Corsini

Photo: Paola Corsini

Bâle n’a de cesse de croître, ce qui justifie la construction de nouveaux logements. En 2013, la Fondation Habitat acquérait Lysbüchel, un ancien site d’activités situé près de la frontière française sur lequel Coop exploitait un grand entrepôt de distribution. La fondation revendait ensuite une partie du périmètre à la ville de Bâle, et s’occupait elle-même du développement d’un nouveau quartier dans la partie sud, préalablement divisée en plusieurs parcelles. Esch Sintzel remportait en 2018 le mandat d’étude pour la transformation dudit entrepôt en logements à loyers modérés avec Aerni & Aerni Ingenieuren et Stauffer Rösch Landschaftsarchitekten. Menée en collaboration avec Proplaning, la transformation est achevée depuis mai 2023. En accueillant 170 habitants répartis dans 64 appartements de 1,5 à 7,5 pièces, le projet offre une surface de référence énergétique maximale de 40 mètres carrés par habitant.

Un entrepôt, plusieurs vies

Construit en 1955, l’entrepôt de vins a été surélevé et transformé en 1973. À l’origine massivement proportionnée afin de supporter 2000 kilogrammes par mètre carré, sa structure porteuse – des dalles et des poteaux champignon en béton – n’avait alors nécessité aucun renforcement.

Situation | Plan: Esch Sitzel Architekten
Façade | Photo: Paola Corsini

L’entrepôt s’insérait bien dans le contexte urbain avant même d’être transformé. Sa taille et son orientation préfiguraient l’empreinte des bâtiments de son jeune voisin, l’actuel campus Novartis. Située au cœur du site de Lysbüchel-Sud, la barre définie aujourd’hui l’une des limites d’une cour résidentielle. Bientôt, un autre immeuble d’habitation sera construit sur le grand terrain actuellement libre au nord et définira alors, avec l’ancien entrepôt de vin, la Weinlagerstrasse qui mène de la Elsässerstrasse à la Lysbüchelplatz.

Conscients des qualités déjà présentes de l’entrepôt, les architectes ont œuvré à leur mise en valeur. Ils considèrent l’actuelle transformation comme une étape supplémentaire de la vie du bâtiment, et pas la dernière. Qui sait si dans cent ans une nouvelle fonction ne remplacera pas les logements actuels? Partant de ce principe, il fallait logiquement éviter de grosses interventions sur la structure, et lui soumettre l’organisation des logements. Une maxime qui a par ailleurs guidé presqu’entièrement la conception du projet, et qu’il s’agit de garder à l’esprit lorsque l’on analyse les logements ainsi que les espaces de circulation et les zones communes. Il arrive que cette structure, souvent monumentale, apparaisse parfois lourde et incommode dans les espaces habités.

Rez-de-chaussée | Plan: Esch Sitzel Architekten
Coupe | Plan: Esch Sitzel Architekten

Une attention archéologique

Les mesures mises en place par Esch Sintzel pour rendre la maison habitable démontrent beaucoup de sensibilité. La révélation ou le partiel effacement des différentes couches historiques ont été faits avec une attention archéologique. La façade du bâtiment a d’abord été démontée, les aménagements ont ensuite été enlevés, laissant la masse et la sculpturalité des poteaux champignon marquer l’espace intérieur à la manière des constructions de l’Antiquité égyptienne. À l’image du temple d’Amon-Rê à Karnak, les deux rangées de piliers repoussent l’espace plutôt qu’ils ne l’ouvrent, définissant à chaque étage trois nefs bien marquées. Les architectes ont accepté cela, et l’ont même souligné en décidant de ne pas cacher les piliers ou de ne pas les intégrer dans les nouvelles cloisons. Ils sont au contraire mis en scène dans les appartements et les couloirs comme des éléments identitaires.

Dans un deuxième temps, les dalles ont été amputées au sud et au nord d’environ un mètre et demi, ce qui a permis d’organiser des séjours bien éclairés malgré les 17 mètres de profondeur du bâtiment. Pour finir, quatre nouveaux noyaux d’ascenseurs ont été insérés afin de répondre aux normes et à l’efficacité requise par l’organisation d’un bâtiment accueillant des logements à loyers abordables. Des troncs d’épicéas écorcés ont été placés de manière à supporter les charges de la nouvelle façade. Comme des étais, ils semblent avoir été oubliés sur place une fois terminé l’ouvrage. Avec sa structure et ses fissures, le bois offre un contre-langage intéressant face à la rigueur géométrique et à la matérialité minérale des piliers champignon. Comme dans presque toutes les transformations ou extensions réalisées par Esch Sintzel, les logements à Lysbüchel se distinguent par l’équilibre mis en place entre l’existant et le soin pris au choix des nouveaux éléments.

​ Grâce à sa nouvelle façade donnant sur l’Elsässerstrasse, l’entrepôt transformé s’intègre parfaitement dans les rangées de maisons existantes. ​

Grâce à sa nouvelle façade donnant sur l’Elsässerstrasse, l’entrepôt transformé s’intègre parfaitement dans les rangées de maisons existantes. | Photo: Philip Heckhausen

Grâce à sa nouvelle façade donnant sur l’Elsässerstrasse, l’entrepôt transformé s’intègre parfaitement dans les rangées de maisons existantes. | Photo: Philip Heckhausen

Habiter dans une forêt de poteaux

Avec une hauteur sous plafond d’environ quatre mètres, le premier étage exploite au mieux les qualités existantes: l’organisation du plan résulte d’un mix entre les types de la halle habitée et du logement cloisonné. Étroits mais spacieux – à l’image de lofts – les appartements sont traversants. Les poteaux champignon se trouvent dans les séjours des appartements qu’ils rythment. Délibérément dévoilées voire exposées, les dimensions de la structure porteuse rappellent l’histoire du bâtiment au sein de chaque appartement. Les poteaux sont comme des colocataires que l’on rencontre en emménageant et dont on se souvient longtemps après avoir déménagé. La vie se fait littéralement entre eux, dans le temps comme dans l’espace.

L’indéniable coup de force architectural réside dans le fait que les halles habitées ne sont pas de simples surfaces desservant les autres pièces, mais proposent une réelle habitabilité. Le mérite en revient à l’équipe d’Esch Sintzel qui, grâce à l’ajustage de différentes mesures, a réussi à structurer subtilement l’espace. Les grandes halles s’élargissent notamment à mesure que l’on se rapproche du centre du bâtiment où se trouvent les cuisines. Les placages en bois, les recouvrements métalliques et la serrurerie incrustée de résine synthétique forment par ailleurs un tout cohérent et ajoutent une note douce et humaine à une atmosphère globalement marquée par des matériaux durs. Le foyer de la cuisinière définit dans ces espaces hauts de quatre mètres un centre fort et calme, domestiquant une atmosphère majoritairement industrielle. Au-dessus des portes, de grands imposts signalent la présence des chambres. Ils permettent à la lumière naturelle de pénétrer dans les zones éloignées des façades, et dématérialisent la présence marquée de la structure porteuse lorsqu’on regarde vers le plafond, le tout sans compromettre l’intimité des chambres et en atténuant l’effet sacral alloué par la hauteur inhabituelle des espaces. Les portes des salles de bains et des chambres sont orientées à 45 degrés par rapport aux cloisons murales; laissées ouvertes, la perception que l’on a des halles centrales s’élargit au hasard de l’orchestration des angles de vue. Une fois fermées, les chambres bénéficient a contrario d’un petit dégagement à leur entrée. Les plans n’en sont pas seulement attrayants d’un point de vue graphique, ils exploitent aussi pleinement les qualités spatiales du lieu.

La rue intérieure du 3 ème étage d’où l’on accède à de nombreux duplex et studios rappelle des espaces de Le Corbusier – spatialement et par le choix des luminaires. | Photo: Philip Heckhausen
Ici, la vie collective a sa place aux points névralgiques de l’infrastructure du bâtiment – le hall d’entrée, les espaces de coworking, les laveries, les chambres supplémentaires et l’atelier vélo. | Photo: Philip Heckhausen

Le fait que la structure existante permette de réaliser au premier étage des appartements très haut sous plafond relève d’un coup de pouce du destin. Au deuxième étage, en revanche, le dialogue entre le passé industriel et la nouvelle affectation est plus compliqué. Transposés du 1 er étage, la qualité des plans se heurtent ici à une hauteur sous plafond nettement plus basse. Avec 2,65 m de hauteur libre, cet étage correspond cela dit tout à fait aux standards actuels de la construction de logements. Cependant, des poutres massives en béton sont bien présentes. Cela se traduit par des logements qui semblent plus étroits qu’à l’étage inférieur, confirmant le fait que l’idée de la halle habitée traversante ne peut être transportée partout avec la même qualité. Fallait-il changer de type pour mieux gérer la situation, ou développer des logements exclusivement orientés au nord?

Échos

Afin d’assurer la sécurité sismique et de stabiliser le système poteaux-dalles existant, des volumes en béton ont été accolés aux façades est et ouest à la manière de serre-livres. Les quelques mètres ajoutés permettent d’aligner le bâtiment au trottoir de la Elsässerstrasse et de renforcer sa présence dans l’espace urbain. Une attention particulière a été portée aux couleurs et aux matériaux des nouvelles têtes – forcément plus massives que les façades sud et nord en raison de leur fonction antisismique. Les revêtements ondulés en aluminium argenté sont bruts et ceux en vert réséda et rouge vin sont traités avec un revêtement par poudre. Ils rapellent le passé industriel du quartier et du bâtiment en faisant référence aux architectures des années 1970 et alloue à l’ensemble un rythme naturel. Au-dessus des ouvertures allongées, des tôles assemblées forment des linteaux en saillie qui donnent plus de présence aux parties vitrées de la façade.

​ L’accès à quelques-uns des duplex est assuré par une coursive au 5 e étage. À l’intérieur, salon et cuisine jouent aussi le rôle d’entrée, ce qui permet de réduire les surfaces de distribution. ​

L’accès à quelques-uns des duplex est assuré par une coursive au 5 e étage. À l’intérieur, salon et cuisine jouent aussi le rôle d’entrée, ce qui permet de réduire les surfaces de distribution. | Photo: Paola Corsini

L’accès à quelques-uns des duplex est assuré par une coursive au 5 e étage. À l’intérieur, salon et cuisine jouent aussi le rôle d’entrée, ce qui permet de réduire les surfaces de distribution. | Photo: Paola Corsini

Deux étages de l’ancien entrepôt ont été démolis, puis quatre nouveaux étages ont été ajoutés. L’emprise des étages recule à mesure que l’on monte, de manière à assurer un apport de lumière naturel suffisant dans la rue, une configuration typique pour Bâle et sa police des constructions.

Au nord et au sud, une couche de balcons à la structure filigrane protège les façades des intempéries et complète l’expression du volume. Pour les espaces intérieurs, ces nouvelles couches spatiales constituent une extension directe; depuis la rue, elles communiquent le changement d’affectation. Au rez-de-chaussée, les montants verticaux de la structure moisées en acier vert se rejoignent sur des appuis ponctuels, créant une zone couverte mais ouverte qui abrite les entrées et guide naturellement les habitant·e·s à travers le foyer vers les escaliers.

Les deux montées d’escalier placées au centre du bâtiment s’arrêtent au deuxième étage. La distribution des appartements est assurée au troisième par une rue intérieure, et par une coursive au cinquième. C’est à cet étage que se trouvent les appartements seniors, les petits logements et les duplex. Une imbrication spatiale intelligente permet d’en exploiter pleinement le potentiel en proposant ponctuellement des double-hauteurs.

Point promenade

Le sixième étage est commun: on y trouve une laverie et une salle commune, que relie une treille couverte. Cette dernière est assurément le clou de l’ensemble, qui plus est à disposition de tous les habitant·e·s. Sa construction métallique légère et son plancher de bois évoquent la présence d’une tente ou d’un pont de bateau, au-delà duquel le regard embrasse la ville et le bout de territoire français qui s’étend aux pieds de l’entrepôt transformé. Un endroit merveilleux qui invite à s’y attarder et offre un cadre idéal pour l’organisation de fêtes.

​ L’idée d’une toiture terrasse couverte et accessible à tous les habitants est née en cours de planification. Elle renvoie l’image du pont promenade d’un bateau. ​

L’idée d’une toiture terrasse couverte et accessible à tous les habitants est née en cours de planification. Elle renvoie l’image du pont promenade d’un bateau. | Photo: Philip Heckhausen

L’idée d’une toiture terrasse couverte et accessible à tous les habitants est née en cours de planification. Elle renvoie l’image du pont promenade d’un bateau. | Photo: Philip Heckhausen

Le projet d’Esch Sintzel s’inscrit dans la lignée des projets de quelques jeunes bureaux d’architecture qui considèrent la durabilité non seulement comme une performance mesurable, mais aussi comme une mission sociale. En d’autres termes, une architecture qui non seulement répond aux normes et aux exigences, mais enrichit le projet de détails soignés et de solutions spécifiques et capables d’en faire un lieu auquel les utilisateurs s’identifieront. Souhaitons que cela conduise à une nouvelle appréciation du patrimoine existant. L’approche est juste si l’on veut à l’avenir transformer plutôt que remplacer. En effet, ce n’est qu’à travers la relation directe entretenue avec le patrimoine bâti existant que l’on prend conscience de sa valeur et de la nécessité de le protéger. Et l’architecte qui aide à générer cette appréciation y participe de manière plus pérenne que via le simple respect des directives de durabilité.

Première publication dans Arc Mag 2023-5

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