L'ésprit villageois est plus qu'une image – Gasser, Derungs travail dans les Alpes
Entre l’essor du tourisme de masse et l’exode rural, l’espace alpin connaît une transformation profonde. Cette mutation présente des défis pour l’architecture et l’architecture d’intérieur, mais elle offre également de nombreuses opportunités. Des architectes d’intérieur tels que Gasser, Derungs répondent à ces changements avec des concepts globaux. L’utilisation de matériaux «honnêtes» sont au centre de leurs préoccupations, tout comme la tentative de promouvoir des développements durables et de lutter contre la perte de la culture locale.
Texte: Sabrina Hobi

Les pièces froides à l’aspect sacré de la Chesa Gregori à Zuoz ont été soigneusement restaurées et complétées de manière minimale pour les événements et les expositions. | Photo: Benjamin Hofer
Souhaité ou non, le tourisme est le secteur économique le plus puissant en montagne. Il dicte le développement des structures d’habitation, les organisations des zones de construction et les différentes transformations. Les lieux n’étant pas assez attractifs pour attirer les touristes stagnent ou rétrécissent de plus en plus. Le peu ou l’absence de possibilités d’emploi contraint les habitant·e·s à déménager, laissant derrière eux des friches alpines.
Depuis de nombreuses années, le bureau d’architecture d’intérieur Gasser, Derungs mène divers projets dans l’espace alpin, notamment des transformations et des travaux scénographiques. Étant critiques sur le tourisme de masse global, ils s’efforcent de préserver les images historiques des villages et de promouvoir un tourisme «sain» à une échelle gérable. En intégrant leurs projets dans les structures sociales locales, ils cherchent à en faire bénéficier le plus grand nombre possible et à soutenir les communautés villageoises. Pour les architectes d’intérieur, l’image du village est intimement liée aux structures sociales existantes. Ainsi, leurs projets respectent les structures en place et ne transforment jamais complètement le caractère des lieux.
On peut néanmoins se demander quelles valeurs sont générées lorsque le tourisme s’installe dans des communautés villageoises sous un déguisement architectural. Les réalisations de Gasser, Derungs permettent de répondre à cette question: en attirant des visiteur·euse·s dans des endroits éloignés des complexes touristiques, ils renforcent l’économie locale, maintiennent les villages vivants et assurent la survie de petites entreprises. En effet, si un magasin de village, un bistrot et une poignée de pensions peuvent survivre à côté d’un grand restaurant, il en résulte une plus-value pour tous.
Renforcer les communautés
Depuis de nombreuses années, Gasser, Derungs œuvrent dans les régions alpines, cherchant à créer des projets qui dépassent la construction standard et typique pour générer des valeurs durables. Leurs interventions se concentrent principalement sur les villages plutôt que sur les stations huppées. Ils ne se voient pas comme des pionniers de l’industrie touristique mondiale, mais comme des acteurs engagés à renforcer les communautés locales. Leur priorité est de préserver l’authenticité des villages alpins. On pourrait traduire cela par du romantisme, ce dont les architectes d’intérieur se distancient pourtant délibérément. Ils y voient plutôt une solution pour contrer l’exode progressif des autochtones.

Une belle hauteur sous-plafond, une ambiance lumineuse et des matériaux robustes – la grange de Riom, transformée en théâtre, offre un cadre évocateur pour les représentations les plus diverses. | Photo: Bowie Verschuuren
Pour atteindre cet objectif, chaque projet est précédé d’une étude approfondie du contexte et des particularités locales. Un élément central, tant pour l’apparence extérieure des bâtiments que pour les espaces intérieurs, les ambiances et les athmosphères est la matérialité. Pour Gasser, Derungs, dans l’espace alpin, l’utilisation de matériaux «honnêtes» comme le bois et la pierre n’est pas seulement une préférence esthétique, mais un thème central déterminant de leurs concepts. La collaboration avec les fabricant·e·s locaux ne profite pas seulement aux entreprises elles-mêmes, mais présente également des avantages logistiques et écologiques. En combinant authenticité et durabilité avec des techniques de construction traditionnelles, Gasser, Derungs espèrent que leurs projets s’intègreront harmonieusement dans le paysage villageois, contrairement aux constructions souvent iconiques du tourisme de masse.
Il est indéniable que les régions alpines et le tourisme sont interdépendants. Il est crucial d’organiser cette interaction de manière équilibrée et durable. Car si les monocultures touristiques prolifèrent, le patrimoine culturel, le caractère et la vie communautaire des villages risquent de disparaître, entraînant un déséquilibre malsain.
Tourisme culturel doux
Le village de Riom, par exemple, s’oppose à cette tendance en fusionnant de manière exemplaire l’entretien de l’identité locale et le développement continu de l’infrastructure pour des manifestations culturelles au rayonnement national. Bien que traversé par de nombreux touristes en route vers l’Engadine via le col du Julier, ceux-ci ne s’arrêtent que très rarement des les petits villages, comme celui de Riom. S’appuyant sur ce potentiel, Gasser, Derungs ont exploité ce potentiel en transformant une étable historique en théâtre pour le festival Origen avec un minimum d’interventions. L’accent a été mis sur la préservation de l’atmosphère unique du bâtiment. La matérialité existante, partie intégrante du design, permet de créer un espace généreux, nouveau, et en même temps empreint d’histoire pour des événements culturels très diversifiés. «Il en résulte une situation unique qui permet à l’innovation de se fondre dans la tradition», explique Remo Derungs.
En 2018, Patrimoine suisse a décerné le Prix Wakker à la fondation Nova Fundaziun Origen pour son travail et ses divers projets à Riom. L’étable transformée est devenue un point central du village, contribuant au développement durable de toute la région d’Oberhalbstein.

Chesa Gregori, Zuoz, coupe longitudinale | Plan: Gasser, Derungs
Remise en question des normes de confort
La maison de maître Chesa Gregori, datant du 16ème siècle à Zuoz, représente un autre exemple frappant. Déjà d’importance locale et culturelle, ce bâtiment servait autrefois à la fois d’exploitation agricole, de résidence et de lieu de représentation. De longues recherches sur la construction ont révélé d’innombrables interventions et une profonde histoire de développement. Carmen Gasser résume ainsi le concept de restauration et d’assainissement: «C’est toujours une question de priorité. Dans le cas de la Chesa Gregoris, il s’agissait en premier lieu de conserver les traces de l’histoire de la construction et l’histoire du bâtiment. Tout le reste devait être subordonné à cela». En conséquence, la plupart des décisions prises lors du développement du projet l’ont été en faveur de la conservation de l’héritage architectural. Les espaces froids caractéristiques ont été intégrés dans le plan d’aménagement. Seules certaines parties du niveau d’entrée et les pièces d’habitation du premier et du deuxième étage ont été organisées en unités chauffées. En revanche, la grange, qui s’étend sur toute la hauteur de la maison avec plusieurs étages de stockage, n’a reçu qu’un équipement électronique minimal. D’autres zones froides de tailles différentes, à l’aspect presque sacré, caractérisent la Chesa Gregoris. À l’avenir, elles seront ouvertes au public dans le cadre d’expositions et d’événements.

L’intérieur de la Chesa Gregori à Zuoz a été rénové en préservant son caractère. | Photo: Benjamin Hofer
Une vision plus large
À quel moment et dans quelle mesure une transformation ou même une nouvelle construction est-elle justifiable dans les régions alpines? Quels sont les priorités – les besoins humains, la durabilité, le site ou l’histoire? Chaque situation initiale conduit à des réponses divergentes. Il y a une différence notable entre un bâtiment, comme l’étable de Gasser, Derungs à Scharans, situé dans un village bien desservi, et un autre, isolé en haute montagne. En cas de transformation dans un village, la plupart des infrastructures techniques et des raccordements sont déjà en place et le transport est plus ou moins facile. Une transformation ou un changement d’affectation peut revitaliser le village et contribuer à une communauté villageoise intacte.

Grâce aux pièces froides qui les entourent, la matérialité et l’ambiance de l’ancien bâtiment sont encore bien perceptibles. | Photo: Ralph Feiner

Rez-de-chaussée – Étage – Coupe transversale | Plans: Gasser, Derungs
Des concepts globaux
Gasser, Derungs s’efforcent de concevoir des espaces extérieurs et intérieurs qui soient perçus comme des lieux globaux. Pour y parvenir, en plus des décisions architecturales, c’est surtout la sensation de l’espace et de l’atmosphère qui sont prises en compte dans le développement du concept. Outre le visuel, le toucher, l’acoustique et l’odorat jouent également un rôle important. Pour ce faire, les concepteur·rice·s font appel à des stratégies issues des disciplines de l’architecture, de l’architecture d’intérieur et de la scénographie qui s’imbriquent parfaitement les unes dans les autres. Dans le processus de conception, l’équipe de Gasser, Derungs essaie de dépasser la détermination des géométries, des matériaux et des modes de construction pour prendre en compte la dimension temporelle. L’espace est ainsi pensé comme un instrument de structuration des dramaturgies.

Même si elle sert désormais de maison individuelle, l’ancienne étable de Scharans a pu conserver ses effets spatiaux marquants à l’intérieur comme à l’extérieur. | Photo: Ralph Feiner
La transformation d’un ancien hangar en restaurant à Fürstenau, dans les Grisons, près de Thusis, en est un bon exemple. Le propriétaire et chef étoilé Andreas Caminada souhaitait créer un restaurant végétarien haut de gamme dans lequel il servirait des ingrédients issus de son propre jardin. Gasser, Derungs a développé pour cela un concept d’espace inhabituel: dans le restaurant Oz, les convives sont installés directement dans la cuisine. Le chef prépare les plats sur un îlot central, entouré par les tables des client·e·s.

Pour l’équipement du restaurant Oz à Fürstenau, les aspects ergonomiques ont été équilibrés avec les aspects fonctionnels. | Photo: Gaudenz Danuser

L’îlot de cuisine, qui fait également office de table à manger, séduit par ses formes inhabituelles. | Photo: Gaudenz Danuser
Première publication dans Arc Mag 2024–4. La traduction en français a été revue par Valentin Oppliger.
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