Mise à jour pour le futur – Meili, Peter ont rénové le grand lotissement Telli
Telle une flotte de grands voiliers, les longues barres de l’ensemble Telli à Aarau naviguent dans un parc paysager et dialoguent avec les crêtes du Jura. Une expression de force et d’optimisme se dégageait à l’époque de leur construction dans les années 1970, et c’est indéniablement toujours le cas aujourd’hui. Meili, Peter ont été chargés de la rénovation énergétique et de l’agrandissement des balcons de 581 appartements. Leurs interventions sont douces mais résolument tournées vers l’avenir.
Texte: Roman Hollenstein
Photos: Karin Gauch, Fabien Schwartz

Panorama de l'ensemble Telli. | Photo: Karin Gauch, Fabien Schwartz
À Aarau, des chemins serpentent autour des quatre barres de l’ensemble Telli qui culminent jusqu’à 50 mètres de hauteur et s’étirent parfois sur 250 mètres. Celles-ci reposent sur des lames – une réponse minimaliste aux imposants pilotis dessinés par Le Corbusier pour l’Unité d’habitation de Marseille – qui forment de longues arcades protégées des intempéries et qui abritent les montées d’escalier. Un groupe d’adolescents joue dans le vaste parc, alors qu’une maman pousse son landeau, et qu’un petit groupe débat avec passion en langue italienne. On se croirait presque à Naples au Vele di Scampia, un grand ensemble construit dans les années 1970, d’abord salué comme un chef-d’œuvre de la construction de logements sociaux, puis décrié comme le «Royaume de la Camorra».

Situation | Carte © swisstopo

1er étage | Plan: Meili, Peter & Partner Architekten

Coupe | Plan: Meili, Peter & Partner Architekten
Un ensemble pour 4500 personnes
À l’opposé des barres de Scampia dont la distribution est assurée par des escaliers et des passerelles centrales, les quatre immeubles de l’ensemble du Telli se composent chacun de 10 à 17 tours mitoyennes de 6 à 19 étages. Chaque palier dessert deux appartements, ce qui explique l’absence de couloirs à l’intérieur et facilite la création de voisinages. L’habile disposition de la distribution liée à une bonne mixité sociale font que, malgré l’étonnante similitude formelle des deux ensembles, celui du Telli a connu le succès, contrairement à son cousin italien dont une majorité d’immeubles a été détruite.
Que les architectes du Telli, Hans Marti et Hans Kast, aient eu vent dans les années 1970 de la renommée internationale de Vele di Scampia n’est pas attesté. Ce qui est en revanche certain, c’est qu’Hans Marti, «figure de proue de l’aménagement du territoire suisse», s’est intéressé aux grands ensembles Tscharnergut et Gäbelbach à Berne et au Lignon de Vernier, près de Genève, tous créés dans les années 1960, et qu’il étudiait également les grands ensembles des banlieues françaises ou les pyramides d’appartements en terrasses réalisés par Jean Balladur à La Grande Motte, aux portes de la Camargue.
De manière similaire aux exemples bernois et genevois, une vingtaine d’hectares – les dernières réserves parcellaires d’importance de la commune d’Aarau – étaient à disposition pour la réalisation du Telli. En 1969, un concours organisé par les cinq propriétaires fonciers publics et privés, l’entreprise générale Horta AG en tête, invitait six bureaux à créer «un ensemble d’habitations contemporaines» pour environ 4500 personnes, soit le quart de la population d’Aarau à cette époque. Le programme comprenait également un centre communautaire et commercial avec trois tours; un ensemble réalisé en partie par l’architecte local Emil Aeschbach.
Mart & Kast se sont vus confier la réalisation des logements: quatre barres d’immeubles rationnelles mais aux lignes d’acrotère presque organiques, réalisées en béton coulé sur place mettait en œuvre un système de murs de refend porteurs. Les appartements de trois ou quatre pièces et demie sont simples mais bien agencés, avec les chambres à coucher à l’est et les espaces de vie à l’ouest. Le même principe s’applique aux appartements en terrasse, plus exclusifs, qui sont situés au dernier étage de chaque «tour».

Le rez-de-chaussée en arcades s’étend sur toute la longueur du bâtiment. Ces dernières offrent une protection contre les intempéries et sont des lieux de rencontre et des aires de jeux pour les habitant·e·s, grands et petits. | Photo: Karin Gauch, Fabien Schwartz
À l’initiative de Horta AG, tous les appartements ont été équipés d’éléments du système de préfabrication «Rastel-Granit» développé par l’entreprise générale elle-même. La préfabrication des salles de bains, des cuisines équipées et des baies vitrées à cadre en bois permettaient une construction rapide, si bien que l’inauguration de la barre A a eu lieu en 1972. Mais le choc pétrolier de 1973 a déclenché une crise immobilière précipitant la faillite de l’entreprise Horta. Il fallut attendre 1974 et le rachat de l’ensemble par l’assureur Winterthur, alors que la barre B venait d’être livrée, pour voir le projet repartir avec la mise en construction du bâtiment C finalement achevé en 1980.
La réalisation – tardive – de la barre D n’a été possible que par la participation d’un autre maître d’ouvrage, et ce n’est finalement qu’en 1990 que le chef-d’œuvre d’Hans Marti était finalement achevé. Et rien n’a changé depuis, ou presque, à l’image des grands espaces verts piétons qui relient une école, un centre commercial, un restaurant de quartier et un arrêt de bus. En voiture, on accède depuis la Telli-Strasse à quatre grands parkings souterrains au-dessus desquels l’architecte paysagiste Albert Zulauf, originaire de Baden, avait utilisé les déblais de construction pour former des collines douces et arborées, créant ainsi un décor à l’aspect naturel, agrémenté de terrains de jeu et de sport ainsi que d’un zoo pour petits animaux.

Dans le cadre de la rénovation, deux des quatre parkings souterrains ont également été remis en état. Pour ce faire, une partie du parc a été supprimée et soigneusement reconstituée par la suite. | Photo: Karin Gauch, Fabien Schwartz
Rénovation sociale et écologique
Alors que les nouveaux grands quartiers ne ressemblent aujourd’hui souvent qu’à un conglomérat aléatoire de blocs d’habitation, on redécouvre les qualités du Telli et son mélange de barres de logement, d’appartements en terrasse et de vastes espaces verts. Afin de préserver ces qualités de «structure, unité et particularité», le Telli a été placé sur la liste des ensembles protégés témoins du boom de la construction d’après-guerre.
La plus ancienne barre n’a pas encore pu être rénovée, en raison de rapports de propriétés complexes. En revanche, Axa, nouveau propriétaire des barres B et C après rachat de la Winterthour en 2006, a mandaté le bureau zurichois Meili, Peter & Partner Architekten pour les rénover. Les architectes avaient pour mission de faire en sorte que les deux bâtiments et leurs 581 appartements respectent à terme les standards actuels de consommation d’énergie, de technique du bâtiment, de sécurité sismique et de mesures de protection contre le feu, et tout ceci en milieu occupé. Très concrètement, il s’agissait d’obtenir le certificat de durabilité SNBS 2.0, qui valorise à part égale les aspects sociaux, écologiques et énergétiques. Certains critères importants du label étaient déjà respectés par l’existence du parc, des rez-de-chaussée publics, du centre de quartier et de la bonne connexion au réseau des transports publics. Les mesures de rénovation douce ont permis d’y ajouter la préservation d’énergie grise et le raccordement au chauffage urbain. Pour le confort des logements, un système de ventilation simple n’affectant pas la structure du bâtiment a également été installé… un petit plus non négligeable autorisé par le label SNBS et qui en fait tout son intérêt.

Le lotissement Telli fait office de lien entre l’espace urbain d’Aarau et la zone alluviale de l’Aar. Depuis le centre commercial du même nom, on accède à la forêt qui borde la rive en traversant un parc. | Plan: Meili, Peter & Partner Architekten
La complexité de cette rénovation (2020-2023) a amené Meili, Peter & Partner à collaborer dès le début de la conception avec des bureaux de statique et de technique du bâtiment, des spécialistes de la protection incendie, de la physique du bâtiment ou encore de la durabilité. Mais l’une des plus importantes reste la collaboration avec le bureau Drees & Sommer, responsable de la gestion des travaux et à qui l’on doit la parfaite synchronisation des travaux réalisés en milieu habité. Le dialogue permanent avec les habitant·e·s des deux immeubles, dont environ 1500 étaient prêts à rester dans leur appartement malgré la longue durée des travaux, a été tout aussi important. Sans cette disponibilité, le marché du logement de l’agglomération d’Aarau, particulièrement fragile, se serait probablement effondré.

Les locaux de l’ancien petit parc animalier ont été transformés pour accueillir un bistro autour duquel les habitant·e·s profitent d’une grande place de jeux nouvellement créée, et d’un terrain de pétanque. | Photo: Karin Gauch, Fabien Schwartz
Habiter un chantier
Les travaux visant à améliorer la protection contre les incendies et les mesures antisismiques, essentiellement menés dans les montées d’escaliers et d’ascenseurs, ont été très bruyants. Tout comme l’ont été les remplacements des balcons de 1,2 mètres de profondeur qui s’étalent sur la largeur des logements par d’autres de 2,1 mètres. Leur élargissement a permis d’agrandir les armoires extérieures et d’y intégrer les gaines de ventilation et de chauffage, sans renoncer à leur revêtement en plaques d’Eternit orange ou jaune particulièrement visibles en façade.
Des travaux étaient aussi nécessaires à l’intérieur des logements dont les salles d’eau et les cuisines avaient déjà été rénovées en 2006. Alors qu’ils était chauffés au gaz à l’origine, ils sont désormais raccordés au chauffage urbain et équipés de baies vitrées à triple vitrage. L’isolation améliorée a par ailleurs nécessité l’installation d’un système de ventilation mécanique contrôlée. Celui-ci aspire l’air dans les salles de bains et l’achemine vers les balcons et la toiture par les nouveaux conduits d’évacuation. L’air frais pénètre lui dans les appartements par de petites ouvertures réservées dans les cadres des baies vitrées.

Les plans des appartements n’ont presque pas changé. Seules les chambres à coucher ont gagné quelques décimètres carrés par rapport à leurs balcons. Les plans montrent un appartement de 3,5 pièces avant et après la rénovation. | Plan: Meili, Peter & Partner Architekten
Sur la façade est, le remplacement des balcons a été facilité par l’existence à l’origine de joints isolants. Sur la façade ouest où sont alignées les chambres à coucher, les balcons ne sont qu’une partie en porte-à-faux des dalles intérieures. Leur agrandissement aurait entraîné des coûts importants et encore plus de nuisances sonores. Des raisons qui ont amené les architectes à renoncer à cette solution pour en favoriser une autre: les nouvelles baies vitrées ont été décalées vers l’extérieur, réduisant ainsi la surface des balcons au profit de celle des chambres.
Planification minutieuse aidant, les locataires n’ont quitté leur logement que deux semaines durant toute la durée des travaux, à raison de quatre appartements à la fois, pour s’installer dans un des logements de rocade réservés dans le complexe même, ou à hôtel. Ce rythme était dicté par la mise en place quotidienne de quatre balcons, chacun pesant jusqu’à 18 tonnes. Un travail réglé comme du papier à musique débutait alors: déplacement et protection du mobilier, installation du nouveau système de chauffage et de la ventilation mécanique, dépose de l’ancien front vitré, pose du nouveau, retour des habitant·e·s et reprise du cours normale de la vie quotidienne dans un cadre rénové.
Une valeur ajoutée pour les locataires et pour l'environnement
La différence entre les barres rénovées et les autres reste cependant invisible. Ce ne sont pas les 10 centimètres supplémentaires des garde-corps des balcons équipant les deux barres rénovées qui la trahiront, et pour cause: le rapport entre parties massives et parties vitrées est resté le même, tout comme la balustrade en aluminium que l’on a remontée.
La rénovation des deux parkings souterrains centraux a nécessité l’abattage d’arbres, le déplacement de beaucoup de terre et la création de centaines de places de stationnement provisoires. Mais le parc paysager a aujourd’hui retrouvé sa beauté d’antan: une fois tous les travaux de construction finis, le bureau Müller Illien Landschaftsarchitekten a rétabli en grande partie les espaces verts conformément aux plans d’origine, en y ajoutant quelques nouvelles fonctions plébiscitées par les habitant·e·s. Au nord-est, à l’endroit où le parc rejoint la forêt alluviale au bord de l’Aar, les architectes ont fait de l’ancien petit zoo un centre de quartier multifonctionnel. De plus, le pavillon existant a été agrandi et équipé de grandes fenêtres.

Les plans des appartements en attique ont été modifiés et parfois agrandis au détriment des surfaces des terrasses. | Photo: Karin Gauch, Fabien Schwartz
Les deux barres centrales de l’ensemble du Telli illustrent de manière exemplaire que la rénovation d’envergure d’un bâtiment peut être réalisée en milieu habité et dans des conditions convenables d’un point de vue social. Au-delà de ce constat, la rénovation du Telli a permis de conserver 581 logements – soit pour 2000 habitant·e·s – confortables à loyers modérés, et de réduire ainsi à néant le risque de gentrification. Mais ce projet représente aussi une valeur ajoutée environnementale, puisque le suivi de l’exploitation des bâtiments rénovés atteste d’une réduction de 1000 tonnes des émissions annuelles de CO2 pour leur exploitation. Une réduction qui prend encore plus de valeur si l’on y ajoute la quantité d’énergie grise épargnée, et l’amélioration du confort des logements.
Première publication dans Arc Mag 2024–5. La traduction en français a été revue par François Esquivié.
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