Un sentiment d'ensemble – H&dM transforme une centrale électrique en centre d'art à Brooklyn

Publié le 18 septembre 2024 par
Markus Breitschmid

En architecture, l’innovation est souvent ostentatoire. On veut qu’elle se voit. À contrario un nouvel ouvrage qui ne passera pas comme tel aux yeux des passants et des visiteurs est aussi une forme d’innovation qui a ses propres vertus. C’est l’attitude adoptée par Herzog & de Meuron pour la reconversion d’une centrale électrique en centre d’art à Brooklyn, un projet dans lequel ancien et nouveau ne font qu’un.

Texte: Markus Breitschmid

Photos: Iwan Baan

«Je ne reconnais pas que le pittoresque soit seulement ce qui naît de la plus grande variation possible de forme et de couleur; et qu’à côté d’une ligne droite doive se trouver une ligne courbe. […] Bref, je suis un adversaire résolu du soi-disant contraste. Je considère le concept de rechercher l’expression par les oppositions comme une folie (seuls les gens grossiers et prétentieux s’expriment par les oppositions).»

Caspar David Friedrich

Powerhouse Arts est un lieu de production collectif. C’est un lieu pour l’art, et pourtant pas un musée au sens classique du terme. Localisé à Brooklyn, ce bâtiment transformé est au service de la production et de la réflexion artistiques. Ses 170 000 mètres carrés sont consacrés à la réalisation d’objets en bois, en métal, en céramique, ainsi qu’à l’expérimentation textile et à l’impression graphique. Il est conçu pour accueillir des artistes, des fabricant·e·s et d’autres artisan·e·s, et a pour mission d’assurer à l’avenir la persistance de l’héritage industriel et de l’artisanat à New York.

Des espaces pour l'art

Herzog & de Meuron ont fait leur réputation avec la construction d’espaces pour l’art, et notamment avec le concours gagné et réalisé du Tate Modern en début de siècle. Et comme à Londres, les architectes ont transformé à Brooklyn une ancienne halle à turbines désaffectée en un espace dédié à l’art. Parmi les premières œuvres du bureau d’architecture bâlois, on retrouve le bâtiment pour la collection Goetz à Munich (1992) et l’atelier pour Rémy Zaugg à Mulhouse (1996), eux aussi consacrés à l’art; le dernier cité est peut-être celui qui se rapproche le plus de la Powerhouse Arts en termes programmatiques. Le CaixaForum de Madrid (2008), l’Espacio Goya de Saragosse (2007), le Tai Kwun Center de Hong Kong (2018) ou la transformation du Park Avenue Armory (2016), elle aussi localisée à New York, sont plus proches du bâtiment de Brooklyn, tant sur le plan formel que sur celui de l’idée guidant la construction. La référence à ces projets antérieurs est importante dans la mesure où chacun d’eux offrent des clefs de compréhension du regard posé par les architectes sur la Powerhouse Arts. Et pourtant, le projet de Brooklyn est unique – comme on est en droit de l’attendre de la part d’Herzog & de Meuron.

Powerhouse Arts, Brooklyn in New York | Photo: Iwan Baan

Powerhouse Arts, Brooklyn in New York | Photo: Iwan Baan

Powerhouse Arts, Brooklyn in New York | Photo: Iwan Baan

Entité

Herzog & de Meuron ont réalisé près de 500 ouvrages sans fondamentalement modifier leur approche du projet centrée autour d’une idée guidant l’image à réaliser. Une attitude qui nous ramène à la citation de Caspar David Friedrich (1774 – 1840) dont la suite décrit indirectement mais pertinemment la qualité première d’entité et les caractéristiques exceptionnelles de la Powerhouse Arts: «Je suis d’avis qu’une œuvre d’art vraiment authentique doit transmettre une idée définie. L’esprit du spectateur doit être transporté soit vers la joie, soit vers la tristesse, soit vers la solennité, soit vers le bonheur, mais pas vers toutes les caractéristiques réunies dans une confusion d’impressions. L’œuvre d’art ne doit être qu’une; et cette volonté doit imprégner l’ensemble de l’œuvre d’art de telle sorte que chacune de ses parties possède la structure du tout.» D’une entité émanerait donc un sentiment global, propre à créer un récit soulignant le lien de l’individu au monde. L’expression architecturale sous tous ses aspects doit ainsi chercher à contribuer à la perception de l’espace existentiel et de sa signification pour le monde et la vie actuels.

​ ​ Coupe ​​

Les ateliers de la Powerhouse Arts (une organisation à but non lucratif) offrent la possibilité de produire soi-même ses propres œuvres, ou de les faire produire par autrui. | Photo: Iwan Baan

Les ateliers de la Powerhouse Arts (une organisation à but non lucratif) offrent la possibilité de produire soi-même ses propres œuvres, ou de les faire produire par autrui. | Photo: Iwan Baan

Friedrich lui-même n’attachait pas d’im­portance au contraste, réfutant l’idée que des contraires soient en mesure de définir une expression juste. Deux cents ans après, cela ne semble pas ou plus être le cas dans les travaux de Herzog & de Meuron. On imagine difficilement que Friedrich ait pu considérer des bâtiments comme le CaixaForum ou le Museum für Kulturen à Bâle (2010) comme porteurs de sens, là où leur formalisation est justement guidée par le contraste. À contrario, la Powerhouse Arts semble proposer une interprétation de ce que le peintre entendait en évoquant la qualité véritable d’une œuvre d’art.

3ème étage | Plan: Herzog & de Meuron
Coupe | Plan: Herzog & de Meuron

Reconstituée

La Powerhouse Arts présente elle aussi inévitablement des différences, puisqu’une moitié de l’édifice est neuve, alors que la construction de l’autre remonte à 1904, dans le cadre de la Brooklyn Rapid Transit Power Station. Mais l’observateur averti saura que seul le hall des turbines a existé au cours des 70 dernières années, la chaufferie ayant été démolie dans les années 1950: les traces de l’histoire sont moins visibles à la Powerhouse Arts, à l’inverse du CaixaForum, par exemple.

Après avoir fourni de l’énergie au système des transports publics de Brooklyn pendant près d’un demi-siècle, la centrale restée vide après l’abandon de l’activité industrielle a pris un nouveau cap. Au début des années 2000, elle est devenue le terrain de jeu de graffeurs et a gagné son surnom de «Batcave» (littéralement grotte aux chauves-souris). Lorsqu’en 2010, l’Agence fédérale américaine pour l’environnement a mis en route la réhabilitation du canal Gowanus qui longe l’ancienne centrale, la décision avait été prise de profiter de ce contexte afin d’affecter le bâtiment à un nouvel usage. L’histoire de l’édifice et le contexte du développement urbain de Brooklyn sont marqués par l’architecture industrielle, ce qui a été déterminant dans l’approche des architectes qui avaient décidé d’ajouter à la partie encore existante une nouvelle aile reproduisant le volume de l’ancienne chaudière.

Même si cela n’est pas tout de suite perceptible, cette décision fondamentale explique la manière dont le nouveau bâtiment se comporte par rapport à son prédécesseur, mais aussi par rapport à son voisin centenaire. Le nouveau bâtiment a été construit sur les fondations de son prédécesseur, évitant ainsi de lourds travaux de fouille et tout risque de complications alors que le terrain n’est que légèrement au-dessus du niveau de la mer. Après sa consolidation statique, la halle des turbines existante a été réhabilitée par la mise en valeur de différentes couches, ou encore l’intégration d’éléments de construction et de certains détails.

La grande halle accueille des expositions, des performances et d’autres événements. | Photo: Iwan Baan

La grande halle accueille des expositions, des performances et d’autres événements. | Photo: Iwan Baan

La grande halle accueille des expositions, des performances et d’autres événements. | Photo: Iwan Baan

Sédimentation

Pour ce faire, Herzog & de Meuron ont exploité le potentiel des couleurs et des textures, des outils avec lesquels le bureau jouit d’une longue expérience. On se souvient par exemple des premiers projets comme la Blaue Haus à Oberwil (1980). À Brooklyn, c’est le rouge qui domine: alors que la partie ancienne du nouvel ensemble est une construction métallique habillée de briques, le nouveau volume est construit en béton apparent teinté dans la masse, et pour lequel les architectes ont consacré beaucoup de temps à définir avec précision le ton de la couleur ainsi que les surfaces des différents matériaux.

Une nouvelle halle événementielle en double-hauteur complète la grande salle existante. | Photo: Iwan Baan
Certains des graffitis apparus lors de la phase d’abandon du bâtiment ont été conservés, comme ici dans le foyer. | Photo: Iwan Baan

Et c’est certainement lorsque l’on découvre la Powerhouse Arts que les mots de Caspar David Friedrich prennent tout leur sens, et que le tableau du peintre romantique «Der Mönch am Meer» (1810) nous vient à l’esprit. À la différence près que la «sédimentation historique» (au sens heideg­gé­rien) – c’est-à-dire les couches véritables des matériaux dans leur transformation – est verticale chez Herzog & de Meuron, et horizontale chez Friedrich. Dans les deux œuvres, il s’agit toutefois d’un processus de réduction qui enrichit plutôt qu’il n’appauvrit, et participe à réunir les parties en un tout. Les dimensions du coffrage et les «coutures» laissées apparentes malgré le lavage de la surface du béton rendent les façades vivantes et aussi impénétrables que dans le tableau de Friedrich, ou que dans l’expressionnisme abstrait du peintre et sculpteur new-yorkais Barnett Newman (1905 – 1970). Pour leur béton, Herzog & de Meuron n’ont ainsi pas eu besoin d’ornements pour créer une ambiance, une expression et un sens. La texture de la surface et l’influence des éléments naturels, comme l’incidence de la lumière ou la patine due aux précipitations, suffisent à aiguiser l’imagination de l’observateur et à allouer du sens à l’œuvre.

Il n’a pas non plus été nécessaire d’inventer la forme des ouvertures pour les grandes fenêtres verticales du nouveau corps de bâtiment, puisque celles de la halle des turbines existante ont été reproduites plus ou moins à l’identique. Anciennes et nouvelles fenêtres ont ensuite été pourvues de nouvelles menuiseries identiques.

Fabrique d'art

Le volume de l’extension est notoirement plus haut que celui de l’ancienne halle aux turbines. Contrairement au temps où d’énormes cheminées s’élevaient spectaculairement de cette partie de l’édifice depuis les chaudières, la halle se termine aujourd’hui par un simple acrotère horizontal. L’expression de l’ouvrage s’est assagie, mais elle a paradoxalement aussi gagné en monumentalité, et paraît plus réfléchie métaphoriquement parlant. C’est aussi le cas du nouveau programme: les turbines bruyantes et les chaudières fumantes ont cédé la place à un lieu de production et de réflexion artistique. Mais il est tout à fait possible que les nouvelles salles abritent au hasard des productions d’un art «bruyant» – au propre comme au figuré. Et en particulier l’ancienne halle des turbines qui, avec sa structure ouverte en acier et les graffitis hérités du passé, est à mille lieues de la sobriété d’un salon d’art où la bourgeoisie sociale cultivée se retrouve, en quête des dernières créations artistiques à la mode.

Le béton se présente simplement, sans ornements. Les briques, les parois vitrées avec des cadres en acier galvanisé, les chapes au sol et les conduites apparentes participent à créer l’atmosphère d’un lieu de production. | Photo: Iwan Baan

Le béton se présente simplement, sans ornements. Les briques, les parois vitrées avec des cadres en acier galvanisé, les chapes au sol et les conduites apparentes participent à créer l’atmosphère d’un lieu de production. | Photo: Iwan Baan

Le béton se présente simplement, sans ornements. Les briques, les parois vitrées avec des cadres en acier galvanisé, les chapes au sol et les conduites apparentes participent à créer l’atmosphère d’un lieu de production. | Photo: Iwan Baan

Dans cette ancienne usine devenue usine d’art, Her­zog & de Meuron n’ont pas cherché à dénigrer ni qui ni quoi que ce soit. Cela se traduit par des espaces bruts et très exposés, différents mais finalement assez proches les uns des autres. Seuls l’ameublement et le sas d’entrée en bois précieux ne semblent pas tout à fait vouloir s’accorder avec le caractère industriel du bâtiment. Dans la nouvelle partie, le long hall destiné à accueillir des événements est lui aussi réussi, et illustre particulièrement bien le concept de couches spécifiques évoqués précédemment, tant au niveau de la construction que de la matérialité. Alors qu’on utilisait autrefois du verre réfléchissant et de la feuille d’or, une lumière crue expose aujourd’hui le béton gris des grandes halles. Comme celle de l’ancien bâtiment, cet espace a un caractère résolument industriel et n’évoque aucune forme de domesticité. La spatialité de l’ensemble témoigne aussi de la réalité rude et sans détours qui caractérise la société américaine… ici à travers et avec l’art.

Le projet Powerhouse Arts a remporté le Swiss Arc Award 2024 dans la catégorie Éducation & Santé.

Première publication dans l'Arc Mag 2024–5. La traduction en français a été revue par François Esquivié. Commandez votre exemplaire ici

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