Calme en milieu urbain, une aberration?

Publié le 21 avril 2022 par
Jørg Himmelreich

Remerciements pour les échanges et les informations à Thomas Gastberger, Deborah Fehlmann, Andreas Sonderegger, Caspar Schärer.

De plus en plus souvent, des projets de logements sont réduits à néant par les tribunaux. Selon eux, les règles de la protection contre le bruit n'auraient pas été respectées. Personne ne conteste que c'est important. Mais quand les lois bloquent la densification vers l'intérieur, il faut les réviser. Les architectes ont déjà fait leur part du travail: nombreux bons exemples prouvent qu'il n'y a pas nécessairement incompatibilité entre besoin d'habiter dans le calme, densification et ambiance urbaine, et que ces problèmes peuvent être résolus - ou du moins largement atténués - avec des moyens architecturaux.

Le bruit rend malade. Il entraîne une surproduction d'adrénaline et de cortisol et cause notamment des troubles du sommeil, de l'hypertension, des difficultés de concentration, voire du diabète. Le législateur veut combattre cela en adoptant des règles. «La loi sur la protection de l'environnement et l'ordonnance sur la protection contre le bruit (OPB) ont pour but de protéger contre le bruit nuisible ou incommodant. À cet effet, la Confédération a défini une méthode d'évaluation et des valeurs limites d'exposition concrètes pour les principaux types de bruit. Celles-ci ont été fixées de manière à ce que les immissions restantes ne dérangent pas de façon notable le bien-être des personnes touchées.» Telle est la description des lois existantes contre le bruit sur la page d'accueil de l'Office fédéral de l'environnement. En 1987, l'OPB a prescrit des valeurs limites d'immissions de 65 dB pendant le jour et de 55 dB pendant la nuit pour les zones résidentielles et commerciales.

Zwicky Areal à Dübendorf est entouré de trains et de voitures. Schneider Studer Primas a construit des blocs massifs pour contrer le bruit. À l'extérieur du lotissement, le quartier achevé en 2016 est pourtant un lieu urbain et diversifié à l'intérieur. ©Andrea Helbling

Zwicky Areal à Dübendorf est entouré de trains et de voitures. Schneider Studer Primas a construit des blocs massifs pour contrer le bruit. À l'extérieur du lotissement, le quartier achevé en 2016 est pourtant un lieu urbain et diversifié à l'intérieur. ©Andrea Helbling

Zwicky Areal à Dübendorf est entouré de trains et de voitures. Schneider Studer Primas a construit des blocs massifs pour contrer le bruit. À l'extérieur du lotissement, le quartier achevé en 2016 est pourtant un lieu urbain et diversifié à l'intérieur. ©Andrea Helbling

L’astuce de la fenêtre d'aération

Depuis lors, le long des axes et des nœuds routiers, il est difficile de placer les pièces d'habitation du côté bruyant, car les valeurs limites de bruit aux fenêtres seraient souvent dépassées. Dans ces cas, on applique couramment un système dérogatoire appelé «pratique de la fenêtre d'aération». Si un logement a une seule fenêtre au minimum du côté opposé au bruit, de nombreux cantons estiment que c'est suffisant. De telles pièces d'habitation pouvaient alors également avoir d'autres fenêtres (ouvrables) donnant sur des espaces extérieurs bruyants. Thomas Gastberger, qui dirige depuis 2007 le domaine de la lutte contre le bruit et prévoyance au service Protection contre le bruit du canton de Zurich, explique que «en principe, on peut aussi respecter les règles en orientant vers la rue les cuisines, les cages d'escaliers, les WC ou les débarras, et en plaçant vers les façades arrières tous les salons et toutes les chambres à coucher. Mais on détruirait ainsi l'orientation traditionnelle des logements qui donnent d'habitude sur la rue.» Et pour Thomas Gastberger et ses homologues d'autres cantons, il est hors de question de prévoir des fenêtres non ouvrables donnant sur la rue, ou, de prévoir un tout petit nombre de fenêtres, voire même aucune fenêtre donnant sur la rue.

En 2016, un arrêt du Tribunal fédéral a toutefois fortement limité la pratique de la fenêtre d'aération. Les juristes ont interprété la loi de manière plus restrictive et ont constaté que les valeurs limites s'appliquent à toutes les fenêtres des salons et chambres à coucher. Et pourtant, même ultérieurement, les cantons ont continué d'accorder des permis dérogatoires. Ils ont réparti les locaux en trois catégories: rouge = bruit supérieur à la valeur limite; jaune = la valeur maximale est dépassée à la fenêtre d'aération; vert = sur le plan de la technique phonique, toutes les fenêtres sont dans la zone limite prescrite par la loi. Pour les locaux classés «rouge», il était nécessaire de présenter une justification. Mais de nombreux cantons n'ont tout simplement pas été convaincus, et la justification est plutôt devenue une simple formalité.

Or en décembre 2021, le Tribunal administratif de Zurich a de nouveau rendu un arrêt lourd de conséquences: il a suspendu le permis de construire pour le lotissement «Im Bürgli» de la Fondation de placement Swisscanto à la Bederstrasse à Zurich-Enge, qui prévoyait d'y bâtir 124 logements. Et pourtant, le projet du bureau d'architectes Graber Pulver avait fait tout juste: la façade dentelée réduisait la diffusion du bruit, les logements étaient entièrement obturés phoniquement, et le plus grand nombre de pièces possible étaient orientées vers la zone opposée au bruit. Des espaces extérieurs privés orientés du côté opposé au bruit étaient même prévus. Le Tribunal a néanmoins estimé que toutes les alternatives n'avaient pas été étudiées, et que le permis dérogatoire avait été accordé de manière précipitée.

En clair: aujourd'hui comme hier, des permis dérogatoires peuvent parfaitement être accordés, mais à l'avenir, les justifications devront être formulées avec plus de soin. À l'heure actuelle, la confusion règne sur la manière appropriée d'argumenter afin que ces justifications puissent résister à l'examen en cas d'éventuels recours devant les tribunaux. Les incertitudes du droit ralentit les processus, renchérit l'acte de construire et, par peur des recours, dissuade même totalement quelques investisseurs qui redoutent d'investir dans des projets situés dans des zones affectées par le bruit. Pour qu'à l'avenir, des projets de construction de ce genre aient une chance devant les tribunaux, le service de la protection contre le bruit du canton de Zurich recommande de déposer, en même temps que la demande de permis de construire, une attestation de protection contre le bruit, à savoir un justificatif du respect des normes anti-bruit.

Entre-temps, la liste des projets réduits à néant par les tribunaux dans le canton de Zurich ne cesse de s'allonger: le projet de lotissement de Brunaupark doté de 500 logements et conçu par Adrian Streich, le projet de la coopérative de construction Oberstrass comportant 134 logements à la Winterthurersrtrasse à Zurich dessiné par Abraha Achermann, et le projet de lotissement d'Ifang-Park à Schwerzenbach (ZH) doté de 128 logements, tous ces projets ont été mis à l'arrêt ou ont dû être replanifiés ces derniers mois.

Détail particulièrement tragique: ceux qui ont fait recours habitent la plupart du temps dans le voisinage des constructions prévues. Il est très rare que leur motivation réside dans le souci de préserver la santé des futur·e·s habitant·e·s. Le plus souvent, il s'agit pour eux d'éviter que la construction ne leur bouche la vue. Ou ils tentent même parfois le chantage à l'argent. Des montants pouvant aller jusqu'à des millions de francs ont été exigés et offerts pour le retrait de certains recours.

Intervention parlementaire

Dans les milieux spécialisés, tous sont unanimes sur ce point: pour être en mesure de densifier vers l’intérieur, il doit être possible de continuer de construire, même dans des zones exposées au bruit. La question est uniquement de savoir comment il faut désormais réglementer cela dans la loi. Quelles normes devraient être fixées dans ce domaine, et comment garantir le respect des niveaux de qualité? En 2017, le conseiller national vert’libéral et juriste Beat Flach a déposé une motion auprès du Parlement fédéral qui exigeait de «ne pas entraver la densification vers l’intérieur du milieu bâti par des méthodes de mesure des immissions de bruit qui manquent de souplesse». Cette intervention émanait des milieux spécialisés puisque Beat Flach est juriste auprès de la Société suisse des ingénieurs et architectes (SIA). Il proposait de légaliser la pratique de la fenêtre d’aération, à savoir de mesurer les immissions sur une seule fenêtre située à l’opposé du bruit. Le Conseil fédéral a rejeté cette motion. Le Conseil national et la Commission de l’environnement du Conseil des États ont toutefois reconnu le caractère urgent du problème. Le traitement de ce thème a été délégué à l’Office fédéral de l’environnement (OFEN). Par la suite, le Département a élaboré un projet de loi et l’a mis en consultation jusqu’à la fin de l’an dernier. Tous les milieux étaient invités à prendre position. La proposition remaniée retourne maintenant au Parlement.

Pour une culture du bâti en matière de bruit

Les membres de la FAS, de la SIA, du Cercle Bruit (Groupement des responsables cantonaux de protection contre le bruit) et de la KZPV (Conférence des associations de planificateurs de Zurich) se sont engagés dans le cadre de la procédure de consultation. Ils sont unanimes pour considérer qu'il faudrait inscrire dans la loi la pratique de la fenêtre d'aération. Sur ce point, les organisations de protection contre le bruit comme la Ligue suisse contre le bruit voient les choses différemment et continuent de rejeter strictement de tels «assouplissements».La FAS a proposé entre-temps d'apporter différents compléments au projet de loi. La fédération des architectes aimerait également inscrire dans la loi le fait que chaque logement doit avoir au minimum une chambre calme et un espace extérieur privé calme. Pour cet espace extérieur, la FAS estime que le calme est plus important que le rayonnement solaire. Selon l'argumentation de la FAS, le débat sur l'habitat qualitatif ne devrait pas exclusivement tourner autour de la question du niveau sonore.

Décision au parlement

On est loin d’être sûr que le thème de la fenêtre de ventilation sera ancré dans la loi. Il est plus probable qu’on y inclura une liste de règles dérogatoires. Des critères sont en train d’être définis à cet effet.

L’UDC et le PLR sont ouverts à ces changements de loi puisque les entreprises et investisseurs immobiliers font traditionnellement partie de leur clientèle et qu’ils veulent créer les conditions les plus simples possible. Paradoxalement, les partis de gauche appuient sur le frein. C’est irritant, car on s’attendrait à ce qu’ils veuillent promouvoir la densification du centre-ville au profit d’un plus grand nombre de logements abordables. On chuchote qu’il ne s’agirait que d’une manœuvre tactique pour obtenir de force la généralisation du 30 km/h dans les centres-villes. Factuellement, leur argumentation selon laquelle le trafic motorisé est la cause du problème, raison pour laquelle il faut agir sur ce levier, est correcte. D’autres pensent que passer à l’électromobilité serait la meilleure approche. Mais même dans les zones fortement fréquentées, cela n’entraînera pas des émissions d’un niveau inférieur aux valeurs limites souhaitées. Cela supprimerait certes le bruit des véhicules à moteur, mais pas les bruits de roulement. Il y aurait encore la possibilité de créer des revêtements routiers spéciaux qui peuvent diminuer le bruit jusqu’à 3 dB. Mais ils coûtent cher et ne sont pas très résistants. Dès lors, une stratégie hybride est plus judicieuse: il s’agit de faire avancer parallèlement des solutions du côté de l’architecture et de trouver des moyens de réduire ou ralentir le trafic sur les routes.

Créer des espaces sonores

Se protéger du bruit est important. Mais au vu de la crise climatique et de la disparition des espèces, d'autres problèmes doivent être pris en compte. Il faut éviter les îlots de chaleur. Il faudrait désceller les surfaces afin de permettre au sol d'être infiltré plus facilement par l'eau, et il faut favoriser activement la diversité des espèces. La protection contre le bruit ne saurait faire abstraction de ces thèmes. Avec de la créativité, idéalement, on peut combiner ces moyens: des surfaces à pores ouverts respectant la biodiversité, ainsi que des façades et des toits végétalisés pourraient contribuer tant à créer un bruit de fond plus agréable qu'à encourager la diversité des espèces. «Tous les bruits ne sont pas comparables», relève Thomas Gastberger, «nous percevons de manière agréable le crissement du gravier, le gazouillis des oiseaux ou le clapotis d'une fontaine. À l'avenir, au lieu de nous contenter de mesurer des décibels, nous devons créer des espaces sonores agréables.»

Dans l'immeuble d'habitation achevé en 2017 à Allenmoosstrasse à Zurich, Michael Meier et Marius Hug Architekten ont exploité le potentiel des encorbellements pour la protection contre le bruit. Dans les pièces situées aux angles du bâtiment, il est possible d'aérer par les fenêtres, même si les rues sont bruyantes. ©Roman Keller

Dans l'immeuble d'habitation achevé en 2017 à Allenmoosstrasse à Zurich, Michael Meier et Marius Hug Architekten ont exploité le potentiel des encorbellements pour la protection contre le bruit. Dans les pièces situées aux angles du bâtiment, il est possible d'aérer par les fenêtres, même si les rues sont bruyantes. ©Roman Keller

Dans l'immeuble d'habitation achevé en 2017 à Allenmoosstrasse à Zurich, Michael Meier et Marius Hug Architekten ont exploité le potentiel des encorbellements pour la protection contre le bruit. Dans les pièces situées aux angles du bâtiment, il est possible d'aérer par les fenêtres, même si les rues sont bruyantes. ©Roman Keller

Avoir son mot à dire!

Parce qu’après la procédure de consultation, la loi retournera bientôt au Parlement aux fins de traitement et que, comme expliqué précédemment, il n’est pas encore clair de savoir si la révision de cette loi trouvera une majorité, il est maintenant important de sensibiliser à ce thème les plus larges couches possibles de la population. Cette révision est d’une importance décisive puisqu’il s’agit ici de rien de moins que de savoir comment les façades devront être aménagées à l’avenir dans les centres-villes et dans les agglomérations.

La rédaction plaide également pour un accès orienté sur la pratique. À cet effet, dans la partie de ce magazine consacrée aux projets d'architecture, nous présentons quatre bons exemples qui expliquent comment il est possible, avec des moyens propres à l'architecture, d'édifier des logements et des bureaux sur des axes routiers bruyants tout en faisant preuve d'un niveau qualité élevé. À l'avenir, pour formuler une loi utile, il ne faudra plus raisonner purement en termes de décibels, mais il faudra au contraire établir de nouvelles règles pratiques à partir des meilleures solutions architecturales. Et ces règles devront être si unifiées et si contraignantes que les nombreuses pratiques différentes qui existent actuellement dans les cantons disparaîtront au profit d'une solution uniforme.

Le 16 juin, nous discuterons ce thème de manière approfondie avec cinq expert·e·s dans le cadre d’un Arc Afterwork. À titre d’introduction, Thomas Gastberger présentera la situation en matière de protection contre le bruit – de la loi contre le bruit actuelle à la pratique appliquée à ce jour jusqu’à l’état d’avancement de la révision de la LPE. Ensuite, les architectes Urs Primas, Alain Roserens et Piet Eckert partageront leurs expériences et présenteront des projets où le bruit a été utilisé comme un tremplin qui leur a permis d’activer des idées concises et des plans inhabituels. La table ronde d’une demi-heure qui s’en suivra sera animée par Deborah Fehlmann qui réalise des recherches sur le thème «Construire malgré le bruit» à l’Institut de Conception de la Construction de la ZHAW. L’objectif consistera à élaborer des idées concrètes de création d’une nouvelle culture du bâti en matière de bruit. Participez à la discussion!

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