La beauté en temps de crise – interview du jury de l'Arc Award 2023

Publié le 06 novembre 2023 par
Jørg Himmelreich

Dans un entretien avec Jørg Himmelreich, les membres du jury évquent la qualité et de la diversité des 369 projets soumis pour l'Arc Award 2023. Au cours d'une procédure en plusieurs étapes, comprenant un jugement en ligne, une réunion préliminaire à Adliswil et un voyage en Suisse alémanique et en Suisse romande, Ludovica Molo, Roger Boltshauser, Manuel Herz et Dominique Salathé ont évalué les projets et désigné huit gagnants. Les heureux lauréat·e·s ont été récompensés lors de l'Arc Award Night fin octobre 2023.

​ Au mois de juillet, une tournée de deux jours a conduit Dominique Salathé, Ludovica Molo, Manuel Herz et Roger Boltshauser vers plus de 20 nouvelles constructions en Suisse alémanique et en Suisse romande. Cette photo les montre sur place avec Marcel Baumgartner dans le complexe scolaire Röhrliberg à Cham. ​

Au mois de juillet, une tournée de deux jours a conduit Dominique Salathé, Ludovica Molo, Manuel Herz et Roger Boltshauser vers plus de 20 nouvelles constructions en Suisse alémanique et en Suisse romande. Cette photo les montre sur place avec Marcel Baumgartner dans le complexe scolaire Röhrliberg à Cham. | Photo: Nina Farhumand

Au mois de juillet, une tournée de deux jours a conduit Dominique Salathé, Ludovica Molo, Manuel Herz et Roger Boltshauser vers plus de 20 nouvelles constructions en Suisse alémanique et en Suisse romande. Cette photo les montre sur place avec Marcel Baumgartner dans le complexe scolaire Röhrliberg à Cham. | Photo: Nina Farhumand

Qu’est-ce qui vous a particulièrement marqué dans les projets déposés pour l’Arc Award cette année? Existe-t-il de nouvelles approches et des axes de développement plus larges?

Roger Boltshauser J’ai fait partie du jury de l’Arc Award pour la première fois et j’ai été surpris par le grand nombre de projets déposés et par leur qualité. Il est frappant de constater que de nombreux auteurs se sont préoccupé des liens qui existent entre la construction et le climat. Les concepts sont divers: il existe une grande variété d’approches quant au traitement des bâtiments existants et diverses stratégies de recherche et d’utilisation de matériaux durables. Ainsi, il a été abordé des questions telles que la manière de concevoir un système photovoltaïque ou comment développer l’équipement technique d’un bâtiment sous forme de système passif plutôt que de machine complexe. La flexibilité et la circularité sont deux autres domaines d’intérêt. En même temps, nous sentons la préoccupation pour les aspects sociaux liés à la gestion de la densité dans un contexte urbain. Il est passionnant de voir comment toutes ces questions se reflètent dans l’architecture. On pourrait décrire cela comme une sorte de recherche d’un nouveau langage architectural.

Vous avez visité plus de 20 bâtiments. Quelle est l’importance de l’expérience sur site pour prendre une décision équitable?

Ludovica Molo L’architecture ne peut être pleinement appréhendée dans les deux dimensions du dessin et de la photographie. Les documents remis ont du sens pour un jury d’experts qui traitent ces sujets au quotidien et nous ont aidé à faire une première sélection. Mais pour saisir la véritable essence de l’architecture, à savoir l’ancrage dans le contexte et le terroir, la tectonique, la qualité des espaces, le caractère des matériaux et, aussi, cet élément émotionnel indéfinissable qui est inhérent à chaque projet et qu’on pourrait appeler une atmosphère, il faut entrer dans un bâtiment et le toucher. Ce n’est qu’alors que vous ressentez la vibration de l’architecture. Et c’est exactement ce que nous avons fait lors du voyage du jury. C’est merveilleux d’avoir eu ce privilège de pouvoir visiter ensemble tous ces objets fascinants. Les bâtiments que nous avons visités nous ont montré toute leur complexité. Ils nous ont parfois émerveillés, nous ont parfois révélé aussi des aspects non résolus, mais ils nous ont toujours invités à réfléchir et à engager un échange animé.

Dans le bâtiment scolaire Wallrüti de Schneider Studer Primas, le jury a été convaincu par l’efficacité spatiale et en même temps la générosité des arcades.

Dans le bâtiment scolaire Wallrüti de Schneider Studer Primas, le jury a été convaincu par l’efficacité spatiale et en même temps la générosité des arcades. | Photo: Jørg Himmelreich

Dans le bâtiment scolaire Wallrüti de Schneider Studer Primas, le jury a été convaincu par l’efficacité spatiale et en même temps la générosité des arcades. | Photo: Jørg Himmelreich

L’année dernière, l’Arc Award a dédié spécialement un prix à la durabilité. En tant que jury, vous nous avez fait remarquer que la construction durable est en fait un critère indispensable dans chaque catégorie. Que se passe-t-il en termes d’écologie dans la construction en Suisse? Et cette question a-t-elle guidé vos décisions lors de la sélection des gagnants?

Manuel Herz L’année dernière, nous pressentions déjà que le terme «durabilité» finirait par disparaître parce qu’il devait devenir une évidence dans le domaine de la construction. Cette tendance s’est déjà manifestée cette année. D’une part, un grand nombre de projets passionnants ont été déposés dans la catégorie conversion / transformation et, d’autre part, de nombreux projets proposés pour les prix d’autres catégories telles que l’habitat ou le travail comportent des aspects de durabilité. De plus en plus, ces aspects de durabilité ne sont plus des ajouts, mais sont structurellement intégrés dans le concept du projet. Cela nous a beaucoup plu.Nous ne sommes pas allés aux réunions du jury dans le seul but de récompenser des projets durables. Et il est vrai que des projets sans réflexion apparente sur le sujet – disons, de manière purement hypothétique, une maison unifamiliale en béton en pleine campagne – ont beaucoup de mal à nous convaincre. Au fil de la crise climatique, notre perception de l’esthétique évolue également. Certains nouveaux bâtiments qui fascinaient il y a quelques années ne paraissent plus sensuels, ou alors on a l’impression qu’ils ne contribuent pas de manière intéressante au discours architectural.

Philipp Esch a montré à l’aide de plans quelles parties de l’entrepôt de vin faisaient partie de l’existant et lesquelles avaient été ajoutées.

Philipp Esch a montré à l’aide de plans quelles parties de l’entrepôt de vin faisaient partie de l’existant et lesquelles avaient été ajoutées. | Photo: Jørg Himmelreich

Philipp Esch a montré à l’aide de plans quelles parties de l’entrepôt de vin faisaient partie de l’existant et lesquelles avaient été ajoutées. | Photo: Jørg Himmelreich

Bien que la crise climatique et la hausse des coûts soient actuellement les thèmes dominants du discours architectural, la richesse architecturale des projets a suscité notre enthousiasme. Nous avons été surpris par la multitude de couleurs et, souvent, par la différenciation spatiale.

Dominique Salathé La prise de conscience urgente de la construction circulaire a changé notre perception en très peu de temps. La gamme de matériaux s’est encore enrichie et nous ressentons une grande passion pour la construction. Les nouveaux matériaux et la construction prototype créent une richesse inimaginable. De plus, la forte prise en compte des bâtiments existants génère une diversité intéressante et de nombreuses découvertes spatiales. Les exemples que nous avons discutés et visités montrent que le débat actuel est également perçu comme une opportunité. Heureusement! Surtout en temps de crise, il est important de parler de beauté.

Que se passe-t-il actuellement en Suisse romande et dans le sud du pays?

LM Par le passé, nous avons récompensé à pratiquement chaque édition de l’Arc Award de nouvelles constructions de très grande valeur en Suisse romande. Malheureusement, les projets romands déposés cette année ont été moins nombreux que d’habitude, mais ce n’est pas représentatif. La maison primée en pierre naturelle de Genève montre qu’une architecture porteuse d’avenir est produite en Suisse romande. C’est un exemple de qualité et d’innovation constructive.

Dans ce contexte, je voudrais aborder deux autres aspects. La production architecturale des régions est difficilement comparable. Dans des contextes culturels différents, les architectures conçues et réalisées se distinguent. Il est important d’en tenir compte.

C’est grâce à nos lectrices et lecteurs que les projets tessinois ont décroché la première et la deuxième place lors du vote du public. Il n’y avait presque aucun projet de cette région parmi les projets nominés cette année.

LM Bien qu’il y ait de bons architectes, l’architecture construite au Tessin est souvent de piètre qualité, ou alors on construit plutôt sans elle. Les maitres d’ouvrage privés, notamment ceux de grands projets de construction, n’organisent généralement pas de concours d’architecture et ne font donc pas assez pour promouvoir une culture de la construction de haute qualité, comme c’est le cas dans d’autres régions. Il y a donc encore beaucoup à faire. Un prix comme l’Arc Award peut contribuer à accroître la sensibilité et la responsabilité des maîtres d’ouvrage.

​Elli Mosayebi, du bureau EMI Architekt*innen, a mis en mouvement le mur mobile dans un appartement de l’immeuble d’habitation de la Stampfenbachstrasse à Zurich.

Elli Mosayebi, du bureau EMI Architekt*innen, a mis en mouvement le mur mobile dans un appartement de l’immeuble d’habitation de la Stampfenbachstrasse à Zurich. | Photo: Jørg Himmelreich

Elli Mosayebi, du bureau EMI Architekt*innen, a mis en mouvement le mur mobile dans un appartement de l’immeuble d’habitation de la Stampfenbachstrasse à Zurich. | Photo: Jørg Himmelreich

Qu’est-ce qui vous manque actuellement dans l’architecture suisse? Quels sujets ou tâches devront être abordés de manière plus intensive à l’avenir?

DS La question de la suffisance, d’une «réduction» agréable, est encore trop rarement abordée. Des exemples passionnants sont absolument nécessaires. Si nous voulons résoudre nos problèmes, par exemple la pénurie de logements, nous avons également besoin d’une responsabilité à grande échelle. Nos problèmes ne pourront pas être résolus en bricolant nous-mêmes et en installant un panneau solaire. À l’avenir, nous devrons fondamentalement remettre en question les normes de manière plus critique et faire preuve d’un peu plus de désobéissance civile à l’égard de toutes les réglementations. J’y vois un grand potentiel pour simplifier la construction. Et peut-être que les architectes devront à nouveau accorder davantage d’attention à nos infrastructures. Il y a beaucoup à faire dans ce domaine en collaboration avec les ingénieurs et autres spécialistes.

Raoul Sigl a fait visiter le Westhof à Dübendorf. | Photo: Jørg Himmelreich
Miquel del Río a expliqué les interventions qui ont permis de transférer la Kaserne de Bâle au centre culturel kHaus. | Photo: Philipp Scheidegger

Les travaux déposés par les étudiant·e·s accordent également une grande attention à la durabilité. La production d’énergie à faible émission de CO2 et l’économie circulaire étaient deux sujets majeurs dans la catégorie Next Generation.

RB Ces sujets préoccupent beaucoup la génération d’étudiants d’aujourd’hui. Ceux-ci exigent explicitement qu’on s’en occupe. Aujourd’hui, ils n’acceptent plus que des bâtiments neufs soient construits en pleine campagne. J’ai récemment assisté à une conférence à l’université de Stuttgart et on m’a dit que les étudiants avaient récemment strictement refusé des exercices portant sur des constructions neuves! Ce n’est pas différent à l’EPFZ: sans une approche réfléchie des questions climatiques, les exercices semestriels ne sont plus acceptés sans discussion. Il n’est donc pas surprenant que les sujets de durabilité dominent les projets déposés par les étudiants. Mais l’inspiration ne vient pas seulement d’eux. Les chaires et les cours de toutes les hautes écoles suisses font également un excellent travail. Les écoles, en particulier, sont des lieux importants de réflexion collective sur ce sujet très complexe, mais encore ouvert. Ici aussi, on peut parler d’une sorte de recherche commune de stratégies très diverses et de développement d’un langage architectural. Les écoles jouent un rôle pionnier important.

Daniel Kasel du bureau Knapkiewicz & Fickert a fait visiter le lotissement Vogelsang sous le soleil. Un temps qui soulignait le caractère italien du lotissement.

Daniel Kasel du bureau Knapkiewicz & Fickert a fait visiter le lotissement Vogelsang sous le soleil. Un temps qui soulignait le caractère italien du lotissement. | Photo: Jørg Himmelreich

Daniel Kasel du bureau Knapkiewicz & Fickert a fait visiter le lotissement Vogelsang sous le soleil. Un temps qui soulignait le caractère italien du lotissement. | Photo: Jørg Himmelreich

Cette année, vous avez décidé de ne pas récompenser le travail d’un seul étudiant, mais plutôt d’une équipe: les chaires, les assistants et tous les étudiants qui ont participé au projet Re-Use Pavilion. Pourquoi?

MH Trois motivations principales nous ont guidés. Celle qui a été clairement la plus importante est que le projet Re-Use Pavilion nous a le plus convaincus. La décision du jury doit toujours se fonder sur cela. Cependant, nous avons également réalisé à quel point il est difficile d’évaluer des travaux individuels, car les exercices définis par les professeur·e·s n’étaient souvent pas documentés dans les projets déposés. Une comparaison avec d’autres travaux d’étudiants réalisés sur le même sujet semestriel n’était presque jamais possible. En outre, les projets d’étude vont de travaux très théoriques et spéculatifs à des expériences faites avec des matériaux sur des objets individuels en passant par des projets classiques. Cela rend la comparaison extrêmement difficile. Or, il faudrait que nous soyons capables de le faire pour un prix comme celui de la Next Generation. Enfin et surtout, nous devons également reconnaître que le travail créatif des étudiant·e·s est très important, mais qu’il ne constitue qu’une partie de la «performance globale» d’un semestre de projet.

Avec la décision de cette année, nous souhaitons reconnaître que la contribution créative des enseignant·e·s est également cruciale. C’est pourquoi nous tenons à prendre en considération les efforts de toutes les personnes impliquées – étudiant·e·s, assistant·e·s, professeur·e·s et soutiens externes – dans leur ensemble. L’architecture est une discipline fondamentalement collaborative. Nous souhaitons l’exprimer à travers notre sélection dans la catégorie Next Generation.

Brève présentation

Roger Boltshauser est le fondateur du bureau Boltshauser Architekten à Zurich ainsi que de Boltshauser Architektur à Munich. Actuellement, Roger Boltshauser est chargé de cours à l’EPF de Zurich et membre du Baukollegium de Berlin.

Manuel Herz est directeur du bureau Manuel Herz Architekten à Bâle. Jusqu’en 2020, il était professeur de recherche urbaine à l’université de Bâle. Auparavant, il a enseigné à l’ETH Zurich et à la Harvard Graduate School of Design.

Ludovica Molo est directrice de l’Institut international d’architecture de Lugano et co-fondatrice de studio we à Lugano.

Dominique Salathé est le fondateur du bureau d’architecture Salathé Architekten à Bâle. Depuis 2004, il est professeur à la Haute école d’architecture FHNW et a également enseigné comme professeur invité à l’EPF Lausanne. Il est actif dans toute la Suisse en tant qu’expert et juré.

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