Baraki osent la couleur.

Le bureau d'architectes Baraki est né en 2015 à Lausanne tout d'abord sous le nom de Whoodxmug. Les trois fondateurs Marc Vertesi, Jeanne Wéry et Georg-Christoph Holz ont comme point commun l'obtention d'un Master à l'EPFL. Leur travail est situé entre architecture, art, recherche paramétrique et ingénieurie civil. | Photo: Mathilda Olmi
Tout comme l’espace, la couleur est un moyen d’évoquer des ambiances et des sentiments. Jeanne Wéry, Georg-Christoph Holz et Marc Vertesi du bureau Baraki, situé à Lausanne, expliquent comment il·elle·s utilisent la couleur ainsi que des références dans leurs travaux pour créer des intérieurs agréables.
Qu’est ce qui vous guide pour le choix des concepts de couleurs? Avez-vous recours à des références, des théories, ou des inspirations issues du monde de l’art?
C'est toujours extrêmement lié au contexte et à la fonction du projet. Nous sommes «anti-tendance», car à nos yeux rien n'est intemporel et les tendances changent vite. Par contre nous pensons qu'il est possible d'œuvrer pour ne pas rendre les projets trop temporaires.Nous nous plaçons, inconsciemment, toujours en décalage. Sans être ni avant-gardistes ni arrière-gardistes, nous reprenons des références qu'on ne voit plus et qui reviendront sans doute dans quelques années. C'est évidemment involontaire et la prise de conscience arrive seulement après coup.
D’où proviennent ces références? Par quoi avez-vous par exemple été inspiré·e·s lors de la conception des projets de la Pizzeria Domani et du Cactus club?
En ce qui concerne les références, nous les puisons partout, que ce soit dans des clips vidéos, des films, dans la photographie ou la musique, l'art au sens large du terme. Tout peut nous influencer, un détail, une couleur, une atmosphère. Nous prenons ces bribes de références qui nous inspirent intuitivement, pour composer ensuite le projet. Pour le projet de rénovation de la pizzeria Domani, nous nous sommes beaucoup intéressés à des natures mortes, dans des peintures et dans la photographie, mais également à des montages et des scénographies. Tout ce qui finalement représente des éléments décomposés qui, ensemble, forment une ambiance. C'est cette idée que l'on retrouve dans la pizzeria avec les fresques de carrelage, ces éléments décomposés aux rôles divers qui, ensemble, contribuent à l'atmosphère finale du lieu. C'est tout naturellement au cours des discussions avec le maître de l'ouvrage que nous avons proposé un concept de couleur qui s'apparentait simplement à sa cuisine italienne, sans toutefois tomber dans le cliché. Pour cela, nous avons cherché des correspondances au vert et au rouge traditionnels dans des tons plus «terreux» comme le terracotta et le vert bouteille. Pour le cactus club, la question de la couleur n'était pas le point de départ du concept mais elle en découle directement. Nous avons plutôt travaillé avec des références d'atmosphères sombres, lourdes, telles que ressenties sur des photos argentiques de soirées berlinoises des années huitante et nonante. Un univers qui se prêtait à la ré-interprétation dans le projet de ce club. Nous nous sommes beaucoup inspiré·e·s des réservoirs d'eau souterrains des grandes villes comme Londres ou Paris. Nous avons donc cherché une couleur de résine pour le sol s'apparentant à de l'eau. Outre les lumières, cette résine est le seul élément de couleur du projet et elle vient comme la touche finale pour sceller le concept et l'atmosphère du lieu. Finalement, dans les deux cas, c'est l'histoire du lieu qui aura permis la ré-interprétation des thèmes: la pizzeria et le réservoir.

En 2022, Baraki ont tranformé la Pizzeria Domani située à Lausanne. La petite échelle du lieu ainsi que sa complexité volumétrique générée par une mezzanine et un escalier rendait l'espace peu lisible. Par des petites interventions, les architectes ont réussi à créer un lieu agréable et doux. Les deux fresques de carrelages aux formes volontairement maladroites rappellent la forme jamais parfaite d'une pizza. | Photo: Baraki
Ressentez-vous parfois une certaine réticence des architectes ou des client·e·s à utiliser la couleur? Comment aborder la thématique et amener à la réflexion de l’utilisation de la couleur?
À notre sens, ce qui est surtout difficile à faire passer au client, c'est le projet en lui même. C'est une lutte constante pour les convaincre que ce que vous proposez est la bonne solution pour eux, malgré leurs idées fixes. Du moment que le concept est approuvé, la question de la couleur devient une formalité et est plutôt bien accueillie. Nous constatons également que des client·e·s commencent à venir vers nous pour ce que nous avons déjà fait, et donc pour ces propositions plus vivantes. Du côté des architectes, la notion de rentabilité qui revient sans-cesse et la volonté de plaire au plus grand nombre en tendant vers une neutralité, restreint considérablement l'utilisation de la couleur dans les projets.
On peut observer dans vos projets de la couleur mais également l’absence de couleur. Est-ce une volonté de votre part? Voyez-vous également de l’intérêt à la neutralité et des émotions qui en résultent?
À nouveau cela dépend du contexte et du maitre de l'ouvrage. Parfois nous nous devons de proposer une toile blanche, à disposition du maitre d'ouvrage pour sa propre créativité. Cependant il faut garder à l'esprit que le blanc est aussi une couleur, qui s'avère même assez difficile à choisir. Chaque RAL de blanc réagit différemment à la lumière et peut changer une atmosphère. Il est aussi important de préciser qu'il ne faut ne pas vulgariser la couleur à la peinture d'un mur. Les matériaux par exemple, peuvent jouer le même rôle que la couleur, comme le bois qui offre une multitudes de teintes selon les essences.

Fresque d’un coquillage réalisée pas Nicolas Delaroche, imprimé sur des carrelages. | Photo: Nicolas Delaroche
Comment, d’après vous, la couleur permet de vivre ou ressentir différemment l’architecture? Quelles émotions ou ressentis cherchez-vous à transmettre en utilisant des couleurs?
Nous essayons toujours de travailler sur le ressenti et comprendre pourquoi on aime un espace. Cela se traduit par les souvenirs de certaines couleurs, d'une lumière particulière rentrant dans un espace ou encore d'un bien-être inexplicable ressenti dans un lieu. Tous ces sens que nous avons développés de manière innée pendant notre enfance inconsciemment. La couleur doit amener à ce réconfort et réactiver des souvenirs et des émotions comme une madeleine de proust. Enfin, nous cherchons aussi, en utilisant la couleur, à se détacher de cette neutralité objective bien trop présente, de pousser la clientèle à s'exprimer, à discuter, pour mettre le doigt sur la corde sensible et de trouver la direction à prendre.

Le nouveau sol en résine du Cactus Club de Lausanne ainsi que son carrelage remontant contre les murs tel un rebord de piscine insufflent une nouvelle vie à ce lieu qui a déjà accueilli de nombreux usages. | Photo: Nicolas Delaroche
Voyez-vous un lien entre l’utilisation de la couleur dans l’art et dans l’architecture? Qu’est-ce qui différence l’art de l’architecture selon vous?
Il est évident que l'un influence l'autre, voir même que l'art influence plus l'architecture. L'art en général, peut importe l'époque, met à disposition un gros volume de tests et d'assemblages de couleurs, d'ambiances. Il y a une plus grande polyvalence de la couleur dans l'art que dans l'architecture. La différence majeure entre l'art et l'architecture réside dans le fait que l'œuvre d'art est autosuffisante, elle vit pour elle même et n'a besoin de personne. Au contraire, l'architecture n'est pas autosuffisante, au risque d'être très égoïste. À notre sens, l'architecture ne peut pas uniquement être un support à la couleur, simplement pour décorer, mais elle doit être intrinsèquement lié à l'identité du projet. Pour conclure, s'il fallait insister sur un point, c'est le fait d'oser. Oser utiliser et proposer de la couleur, se mettre en travers de cette rigidité et uniformité que nous avons aujourd'hui en Suisse!
Cet article est paru dans l'Arc Mag 2023-4. Abonnez-vous dès maintenant pour recevoir prochainement le magazine dans votre boîte aux lettres.