Construire, un acte politique – interview avec Pascal Angehrn

Publié le 11 juillet 2022 par
Jørg Himmelreich

Pascal Angehrn est depuis 2017 membre de la direction et du conseil d'administration de baubüro in situ. Il a créé et dirige l'agence de Zurich-Altstetten. En outre, il conseille les jurys, il est sollicité en tant qu'expert et se met à disposition en tant que conseiller auprès d'Architecture for Refugees. ©Julia Schöni

On écrit beaucoup sur le baubüro in situ en ce moment, et vous donnez beaucoup de conférences. Ce n’est guère étonnant, car vos thèmes centraux économie circulaire, participation et construction pour les réfugiés sont très actuels. Tu diriges la filiale zurichoise d’in situ. As-tu délibérément choisi comme lieu de travail un bureau engagé dans la politique sociale?

Construire est un acte politique – dès le premier trait tiré sur une feuille. Et tout est architecture. La plupart des architectes ne le comprennent pas ou n’en sont pas conscients. Au baubüro in situ, c’est au contraire ce qui est discuté et mis en avant.

Mon arrivée à in situ est le fruit du hasard et d’expériences décevantes. J’ai une formation de dessinateur en bâtiment, et j’ai obtenu en 2010 un diplôme de design industriel à la ZHdK. J’ai ensuite travaillé pour un bureau d’architectes. Nous réalisions des projets classiques, notamment pour le compte d’une grande banque. Des matériaux de grande qualité y étaient mis en œuvre, comme de l’érable canadien. Cinq ans plus tard, tout a été arraché. Mon activité et l’architecture en général me semblaient dénuées de sens.

Ensuite, nous avons eu la possibilité de réaliser pour le pasteur Sieber le lotissement Brothuuse, à Zurich-Seebach. C’était un monde complètement différent et autrement passionnant. Les bâtiments ne pouvant rester à cet emplacement que dix ans, il fallait qu’ils soient mobiles. À l’époque, on ne disposait pas des connaissances nécessaires pour un tel type de construction. Je me suis donc mis à la recherche de personnes qui s’y connaissaient en la matière, et je suis entré en contact avec in situ. J’ai fini par rejoindre in situ une fois le projet terminé, en 2002. La filiale zurichoise, à l’origine composée de Marc Angst, Sebastian Güttinger et moi-même, compte aujourd’hui 28 collaborateurs.

Vos axes de travail sont-ils différents de ceux de Bâle?

Avec les connaissances de Barbara Buser et d'Eric Honegger, nous avons pu enrichir notre approche. À Zurich, les logements pour réfugiés étaient et sont toujours un sujet important. Le reste est né du contexte: nous devions construire notre réseau pour rendre compétitif cet «avant-poste». La filiale zurichoise a permis d'ajouter la modularité aux thématiques existantes de l'adaptation, du circulaire et de la transformation.

Lors de la transformation de bureaux dans le Kreis 5 de Zurich en siège social de Transa (2022), intitulée ZERO Waste, baubüro in situ n’a démoli que le strict nécessaire et a réutilisé ce qui ne remplissait plus sa fonction. Le faux plafond acoustique en panneaux de fibres a par exemple été découpé en panneaux et empilé en parois intérieures dans une construction à ossature bois composée de lattes réutilisées. L’architecte responsable du projet, Pascal Angehrn, et le chef de projet, Benjamin Poignon, ont délibérément rendu visible la rencontre de l’ancien et du nouveau en faisant s’entrechoquer différents matériaux. ©Martin Zeller

Lors de la transformation de bureaux dans le Kreis 5 de Zurich en siège social de Transa (2022), intitulée ZERO Waste, baubüro in situ n’a démoli que le strict nécessaire et a réutilisé ce qui ne remplissait plus sa fonction. Le faux plafond acoustique en panneaux de fibres a par exemple été découpé en panneaux et empilé en parois intérieures dans une construction à ossature bois composée de lattes réutilisées. L’architecte responsable du projet, Pascal Angehrn, et le chef de projet, Benjamin Poignon, ont délibérément rendu visible la rencontre de l’ancien et du nouveau en faisant s’entrechoquer différents matériaux. ©Martin Zeller

Lors de la transformation de bureaux dans le Kreis 5 de Zurich en siège social de Transa (2022), intitulée ZERO Waste, baubüro in situ n’a démoli que le strict nécessaire et a réutilisé ce qui ne remplissait plus sa fonction. Le faux plafond acoustique en panneaux de fibres a par exemple été découpé en panneaux et empilé en parois intérieures dans une construction à ossature bois composée de lattes réutilisées. L’architecte responsable du projet, Pascal Angehrn, et le chef de projet, Benjamin Poignon, ont délibérément rendu visible la rencontre de l’ancien et du nouveau en faisant s’entrechoquer différents matériaux. ©Martin Zeller

Comment la conception avec des modules en bois est-elle devenue chez vous un thème central?

Conçu par Marc Angst et Sebastian Güttin­ger à Altstetten en 2012, le Basislager est à cet égard un ouvrage im­portant. Le projet, qui avait pour but de mettre à disposition des locaux aux loyers aussi bas que possible pour l'éco­nomie créative, consistait en deux bâtiments compo­sés de modules métalliques simples. Nous avons par la suite construit sur le même site un centre pour requérants d'asile. Ce sont des groupes en marge, considérés comme critiques, bruyants et «sales», qui ne paient pas ou peu de loyer. Tout cela est loin d'être vrai! Avec les containers nous avons développé un langage architectural motivé par des opportunités et l'urgence - à savoir les coûts et les délais - mais qui est le support d'un microcosme fonctionnel, vivant, créatif et social. Sans le vouloir, nous avons en même temps établi une référence pour les centres d'asile, un modèle que beaucoup d'autres ont repris depuis.

Depuis, vous avez construit des bâtiments à Bubikon, le centre fédéral pour requérants d’asile sur le Duttweiler-Areal à Zurich, ou encore le centre d’accueil et de procédures Bässlergut à Bâle.

Le Basislager a été un acte fondateur. Nous avons ensuite élargi notre connaissance au sujet du droit d'asile et de la construction d'hébergements. À vrai dire, personne n'avait d'expérience dans ce domaine. La construction relative à l'asile est organisée à l'échelon fédéral, et les cantons ne communiquaient pas entre eux. Avec ces projets, nous sommes rapidement devenus experts et conseillers en la question. Nous avons également développé le site fluechtlingsintegration.ch en collaboration avec Architecture for Refugees Suisse. L'hébergement n'y est qu'une question marginale, puisque la plateforme prodigue des informations qui s'adresssent aux pouvoirs publics.

Dans le cas des logements pour migrants, s’agit-il à chaque fois de créer au moyen de l’architecture la plus grande qualité de vie possible, avec un petit budget et dans des sites généralement problématiques?

Absolument. On trouve ce type d'hébergement la plupart du temps à proximité de sorties autoroutières, de lieux de collecte du verre ou encore de surfaces délaissées sans intérêt. Nous nous sommes demandés comment nous pouvions changer les choses par la sensibilisation et la participation. Ensemble avec les décideurs, nous avons élevé à tel point les standards, qu'une maison en bois est née au milieu du village de Bubikon, à côté de la salle communale et du cimetière. Avec toiture en pente. Nombreux sont ceux qui poursuivent désormais ce modèle.

La transformation d'un ancien centre de distribution Coop en maison de la culture et du commerce ELYS (2020) a été initiée et réalisée par Immobilien Basel-Stadt dans le cadre du développement global de Volta Nord. La structure en béton armé avec ses poteaux et ses dalles a pu être conservée et a permis une grande liberté dans la répartition des nouveaux espaces intérieurs. Les quelque 1000 mètres carrés de la nouvelle façade ont été réalisés presque exclusivement à partir de matériaux de construction réutilisés. Une structure en bois massif et en lamellé-collé a été remplie de restes d'isolation en laine de roche et recouverte de tôles trapézoïdales provenant des anciens toits. Les fenêtres ont été achetées auprès de différents fabricants. Eric Honegger était l'architecte responsable du projet et Oliver Seidel était le chef de projet. ©Martin Zeller

La transformation d'un ancien centre de distribution Coop en maison de la culture et du commerce ELYS (2020) a été initiée et réalisée par Immobilien Basel-Stadt dans le cadre du développement global de Volta Nord. La structure en béton armé avec ses poteaux et ses dalles a pu être conservée et a permis une grande liberté dans la répartition des nouveaux espaces intérieurs. Les quelque 1000 mètres carrés de la nouvelle façade ont été réalisés presque exclusivement à partir de matériaux de construction réutilisés. Une structure en bois massif et en lamellé-collé a été remplie de restes d'isolation en laine de roche et recouverte de tôles trapézoïdales provenant des anciens toits. Les fenêtres ont été achetées auprès de différents fabricants. Eric Honegger était l'architecte responsable du projet et Oliver Seidel était le chef de projet. ©Martin Zeller

La transformation d'un ancien centre de distribution Coop en maison de la culture et du commerce ELYS (2020) a été initiée et réalisée par Immobilien Basel-Stadt dans le cadre du développement global de Volta Nord. La structure en béton armé avec ses poteaux et ses dalles a pu être conservée et a permis une grande liberté dans la répartition des nouveaux espaces intérieurs. Les quelque 1000 mètres carrés de la nouvelle façade ont été réalisés presque exclusivement à partir de matériaux de construction réutilisés. Une structure en bois massif et en lamellé-collé a été remplie de restes d'isolation en laine de roche et recouverte de tôles trapézoïdales provenant des anciens toits. Les fenêtres ont été achetées auprès de différents fabricants. Eric Honegger était l'architecte responsable du projet et Oliver Seidel était le chef de projet. ©Martin Zeller

Pourquoi insister sur la toiture en pente?

Quand on construit pour des réfugiés, on est souvent confronté à des situations paradoxales. Nous voulions réaliser la façade d’un hébergement avec des éléments en bois. Au cours d’une assemblée de quartier, les riverains ont demandé: «Pourquoi ont-ils le droit de vivre aussi bien?». Pour que cela paraisse moins cher, on a ensuite travaillé avec des plaques de fibrociment non traitées. Faire une architecture de qualité pour des réfugiés requiert d’une part l’engagement des architectes, et d’autre part l’acceptation de la population.

J’imagine que certains projets ne sont pas rentables. Une part de bénévolat est-elle nécessaire?

Nos salaires s’inscrivent dans la moyenne; ils sont discutés ouvertement et personne ne s’enrichit. Intrinsèquement, nos activités ne s’inscrivent pas dans un modèle de rentabilité. À titre d’exemple, nous ne sommes pas rémunérés pour le site web d’aide aux migrants, ni pour le surcroît de travail et l’animation de processus participatifs menant à des constructions pour migrants, du moins pas dans un premier temps.

Les activités de votre famille de bureau forment donc un calcul mixte?

Nos prestations vont de la procédure jusqu'à la construction, en passant par la planification et le développement. Si on ajoute à cela la circularité, on peut dire que notre activité couvre toute la chaîne. Nous avons progressivement développé notre expertise dans ces domaines. Tous les domaines ne sont pas rentables pour nous - les bénéfices de l'un financent les autres domaines jusqu'à ce qu'ils s'autofinancent. Généralement, nous réalisons deux à trois projets pilotes. Dans le domaine de la construction circulaire, il s'agissait de la Halle 118 à Winterthur et des bureaux Transa à Zurich. Des prestations supplémentaires ont été fournies sans que nous puissions les facturer dans le cadre du projet. Elles peuvent cependant être assimilées comme USP dans un autre contexte. Nous pouvons par exemple facturer nos prestations de conseil aux instances qui nous sollicitent: confédération, cantons, villes et communes.

C’est l’occasion d’évoquer la construction circulaire, un thème qui revêt une urgence particulière face à la crise climatique. Actuellement, la Suisse produit chaque année 17 millions de tonnes de déchets liés à la construction. On dit que les deux tiers sont recyclés. Mais l’utilisation pour la construction de routes ou l’incinération comptent également comme recyclage «thermique». Des quantités gigantesques de CO2 liées aux éléments de construction sont ainsi perdues.

Au baubüro, nous cherchons dans l'architecture le plus grand levier pour limiter la production de CO2. Il est clair que nous devrons à l'avenir réutiliser les matériaux de construction au lieu de les détruire. Jusqu'à présent, le recyclage était au centre de l'attention du public. Mais le problème n'est pas résolu si les matériaux sont downcyclés ou si le recyclage est trop énergivore.

Le 15 mai dernier, près de 70 pour cent des votants ont plébiscité le renforcement de la protection du climat lors de la votation populaire visant la modification de la constitution du canton de Zurich. Son contenu exact va maintenant être élaboré et sera présenté en octobre. Il faut être conscient que l'objectif formulé de zéro émission nette sera extrêmement difficile à atteindre pour l'architecture. Même un projet re-use comme la Halle K.118 ne l'atteint pas. Même si nous construisions tous les bâtiments uniquement avec des éléments réutilisés, nous ne pourrions pas atteindre cet objectif.

Peux-tu préciser cela?

On peut calculer l’énergie grise nécessaire à la construction et à l’exploitation sur la durée de vie d’un bâtiment quel qu’il soit. La rénovation énergétique d’un bâtiment existant ne permet presque jamais d’atteindre zéro émission nette. Et si l’on remplace un bâtiment, on «traîne» aussi tout le CO2 de la construction d’origine. Une démolition / reconstruction ne peut donc jamais présenter un bilan de zéro émission nette.

Le projet «Einfaches Wohnen Furtwis» (2019) est un centre d'hébergement pour demandeurs d'asile. Il se compose de deux corps de bâtiments construits en bois. Ils ont été placés de manière à créer une cour à l'abri des regards. Le complexe d'habitation doit pouvoir accueillir différents groupes d'utilisateurs avec différents «espaces-temps». Onze appartements, allant de la colocation à la famille, sont accessibles par une coursive extérieure. Des portes de communication permettent une répartition flexible de la taille des appartements. Meret Hodel et Pascal Angehrn ont été les architectes responsables et les co-chefs de projet. ©Martin Zeller

Le projet «Einfaches Wohnen Furtwis» (2019) est un centre d'hébergement pour demandeurs d'asile. Il se compose de deux corps de bâtiments construits en bois. Ils ont été placés de manière à créer une cour à l'abri des regards. Le complexe d'habitation doit pouvoir accueillir différents groupes d'utilisateurs avec différents «espaces-temps». Onze appartements, allant de la colocation à la famille, sont accessibles par une coursive extérieure. Des portes de communication permettent une répartition flexible de la taille des appartements. Meret Hodel et Pascal Angehrn ont été les architectes responsables et les co-chefs de projet. ©Martin Zeller

Le projet «Einfaches Wohnen Furtwis» (2019) est un centre d'hébergement pour demandeurs d'asile. Il se compose de deux corps de bâtiments construits en bois. Ils ont été placés de manière à créer une cour à l'abri des regards. Le complexe d'habitation doit pouvoir accueillir différents groupes d'utilisateurs avec différents «espaces-temps». Onze appartements, allant de la colocation à la famille, sont accessibles par une coursive extérieure. Des portes de communication permettent une répartition flexible de la taille des appartements. Meret Hodel et Pascal Angehrn ont été les architectes responsables et les co-chefs de projet. ©Martin Zeller

Ni les transformations ni la réutilisation ne permettent d’atteindre l’objectif zéro émission nette. Quelle est l’approche réaliste?

Zéro émission nette est une expression tout simplement trompeuse. Mais l’ambition va dans la bonne direction.

De nos jours, quasiment tous les matériaux et éléments de construction sont présentés comme «durables». Mais si on se met en quête de l'efficacité réelle des produits, ou encore de la quantité d'énergie consommée pour les produire et les transporter, on déchante très rapidement. De plus en plus de produits se voient apposer un label énergétique de manière à éviter à l'architecte cette recherche d'informations.

Ces labels présentent beaucoup d'absurdités. Pour les voitures en Allemagne, par exemple, la consommation est mise en relation avec le poids pour déterminer l'efficacité énergétique. Avec cette formule, un char d'assaut s'en sort plutôt bien et reçoit l'étiquette-énergie B. Un peu comme pour un SUV qui a l'avantage d'être lourd. Cela contribue à l'absurdité d'un système encourageant la conduite de voitures lourdes. Cela montre que nous devons rester vigilants pour déceler le greenwashing.

Difficile de penser que la construction de bâtiments neufs sera empêchée à l'avenir. Qu'est-ce qui, en plus du re-use, pourrait contribuer à diminuer la consommation d'énergie dans le domaine de la construction?

À titre personnel, je trouve que le projet Hortus de Herzog & de Meuron propose une approche exemplaire: un immeuble de bureaux avec une structure porteuse en bois, des plafonds en terre et une isolation en paille et cellulose. Et ils ajoutent aussi des composants usagés dénichés pour eux par zirkular, notre entreprise sœur. Quite à construire neuf, autant travailler sur place avec des chaînes de valeur courtes respectant l'environnement. L'architecture doit «apprendre» afin d'être capable de s'adapter aux processus et aux exigences du futur.

Et le chemin est encore long. Pour le numéro 2022-2 de l'Arc Mag intitulé «Addition», nous avons cherché des exemples d'architecture ouverte au changement et à l'adaptation, acceptant la patine et la dégradation comme des processus intrinsèques au cycle de vie. Nous n'en avons trouvé que très peu en Suisse. Cela s'oppose aussi à un état d'esprit largement répandu chez les architectes: la recherche d'une esthétique de la cohérence, or les objets cohérents résistent au changement.

La transformation génère une esthétique qui lui est propre. Le Magazine du Tagesanzeiger a publié un superbe article écrit par le rédacteur en chef du London Museum, Justin McGuirk. Il s'intitule «Le monde est une poubelle - tirons-en parti!». Il écrit: «Après avoir goûté à la surface dure et lisse du plastique pendant près d'un siècle, nous apprendrons à aimer les imperfections de la dégradation et de la décomposition. [...] Ainsi, le siècle prochain sera l'aube de la pénurie, où il s'agira d'être inventif et économe - le regard fixé sur le sol de la forêt.» Cela m'a beaucoup plu. Nous devons viser un «design to disassembly»: un processus de conception intégrant le démontage, voire le plaçant au centre. La volonté créative doit être complétée par un savoir-faire. À l'heure actuelle, les architectes ont tendance à réfléchir trop tard à la structure porteuse et au démontage des différents éléments de construction dans les phases de conception. La collaboration avec les ingénieurs devrait intervenir plus tôt dans le processus. En outre, ils devraient se demander ce qu'un bâtiment doit être en mesure de faire et pendant combien de temps. Sa transformation sera-t-elle nécessaire, et quand? Peut-il être complété ou amélioré ultérieurement, et comment?

Si nous voulons orienter l’architecture vers le re-use, comment le rôle des architectes doit-il évoluer?

Nous ne devrions plus accepter de mandats sans y regarder de plus près. Au lieu d'exécuter chaque mandat de démolition-reconstruction, nous devrions tenter de convaincre les maîtres d'ouvrage de développer les projets ensemble et à partir de l'existant. Il est tout à fait clair que les bâtiments doivent générer du profit. Mais cet objectif est aussi atteignable en tenant compte de l'existant. Les architectes auront à l'avenir la tâche importante de réussir le mariage du bâtiment avec les bons propriétaires et les bons utilisateurs. Les processus participatifs doivent permettre d'activer des personnes attentives à l'existant et en mesure de s'y identifier.

La Traum Recycling Haus Rorschach (2020, architectes responsables et co-chefs de projet Meret Hodel et Pascal Angehrn), un bâtiment d'habitation construit en 1914 a été complété par une généreuse tonnelle en bois avec une cage d'escalier ouverte. À l'intérieur, les murs ont été partiellement supprimés. Les matériaux et éléments existants, recouverts ou plus utilisés, ont été réinterprétés et parfois accentués en couleur. ©Martin Zeller

La Traum Recycling Haus Rorschach (2020, architectes responsables et co-chefs de projet Meret Hodel et Pascal Angehrn), un bâtiment d'habitation construit en 1914 a été complété par une généreuse tonnelle en bois avec une cage d'escalier ouverte. À l'intérieur, les murs ont été partiellement supprimés. Les matériaux et éléments existants, recouverts ou plus utilisés, ont été réinterprétés et parfois accentués en couleur. ©Martin Zeller

La Traum Recycling Haus Rorschach (2020, architectes responsables et co-chefs de projet Meret Hodel et Pascal Angehrn), un bâtiment d'habitation construit en 1914 a été complété par une généreuse tonnelle en bois avec une cage d'escalier ouverte. À l'intérieur, les murs ont été partiellement supprimés. Les matériaux et éléments existants, recouverts ou plus utilisés, ont été réinterprétés et parfois accentués en couleur. ©Martin Zeller

Cela supposerait aussi d’intégrer l’architecte plus tôt, ce qui n’est pas le cas actuellement: ces jalons sont déterminés bien avant.

Effectivement. Chez denkstatt - un autre membre de la famille - nous analysons les lieux et montrons aux promoteurs qu'un bâtiment est un trésor qu'il ne faut pas détruire. Qu'il s'agisse d'un arbre, d'une conduite de raccordement ou d'une atmosphère existante, il faut les prendre en compte dans un projet. Mais aussi intégrer des institutions, des personnes et des flux, et réfléchir à la valeur ajoutée qu'ils apporteront au-delà du bâtiment. Pour cela, il faut aussi considérer les gens qui vivent dans ces lieux comme des experts et leur demander ce qu'ils apprécient et ce dont ils ont besoin. De toutes petites interventions suffisent parfois, comme une nouvelle porte. En procédant de la sorte, l'acte effectif de construire passe au second plan.

L’énergie, la finance et le CO2 sont les arguments actuels en faveur du re-use. On oublie souvent que le remplacement de bâtiments entraîne également une perte d’identité. J’ai parlé à une dame âgée qui vit à Zurich-Altstetten: elle n’arrive plus à s’orienter, car «ses maisons» ont entre-temps disparu. Et c’est sans compter la culture architecturale et l’artisanat qui, eux aussi, se perdent.

C'est l'occasion d'évoquer vos projets de surélévation.

Densifier les villes est important. De ce point de vue, l'exploitation maximum des possibilités de surélévation ne souffre aucun débat, notamment pour les lieux déjà bien desservis par le réseau des transports publics. Mais il n'est pas toujours judicieux de surélever. Tout dépend de ce qu'un bâtiment peut accueillir: Quand a-t-il été construit? Contient-il des substances nocives? Dans quel état se trouve la construction? Lorsque des améliorations statiques et énergétiques importantes sont nécessaires, il peut être judicieux de remplacer un bâtiment en mettant en œuvre des matériaux biogènes et existants.

Comment cela s’est-il passé pour le bâtiment de tête sur la Halle K.118 à Winterthur? L’insertion d’un squelette en poutres d’acier à l’intérieur du bâtiment en briques a été nécessaire pour supporter les trois nouveaux étages. La protection du patrimoine a-t-elle exclu l’hypothèse d’un «remplacement» du bâtiment?

La halle n’était pas classée au patrimoine mais a une valeur émotionnelle. La structure en acier est constituée d’éléments récupérés à Pratteln, les fenêtres en aluminium étaient utilisées à Zurich, et les tôles en bac acier ont été trouvés à Winterthur. Ce projet pilote étair l’occasion de montrer le champ des possibles. 70 pour cent des éléments de construction sont réutilisés, ce qui représente une économie de quelques 500 tonnes de CO2 par rapport à la construction d’un nouveau bâtiment. Nous voulions à l’origine atteindre l’objectif 100 pour cent réemploi, mais nous avons dû reconnaître au cours du processus ce qui était possible et comment. La réalisation de cette halle désormais occupée par des bureaux et des ateliers a été un tour de force orchestré par Pascal Hentschel et Marc Angst, nos chefs de projet.

K.118 est une surélévation d'un entrepôt à Winterthur (2021, architectes responsables et co-chefs de projet Marc Angst et Pascal Hentschel), pour laquelle on a utilisé presque exclusivement des éléments de construction réutilisés. Suivez le code pour plus de photos et de plans. ©Martin Zeller

K.118 est une surélévation d'un entrepôt à Winterthur (2021, architectes responsables et co-chefs de projet Marc Angst et Pascal Hentschel), pour laquelle on a utilisé presque exclusivement des éléments de construction réutilisés. Suivez le code pour plus de photos et de plans. ©Martin Zeller

K.118 est une surélévation d'un entrepôt à Winterthur (2021, architectes responsables et co-chefs de projet Marc Angst et Pascal Hentschel), pour laquelle on a utilisé presque exclusivement des éléments de construction réutilisés. Suivez le code pour plus de photos et de plans. ©Martin Zeller

Avez-vous réalisé des surélévations récemment?

Il y en a une en cours de développement à la Grubenstrasse, à Zurich. La halle existante abrite des entreprises artisanales – serrurier, menuisier et artiste. Nous ajoutons par-dessus des bureaux-ateliers en construction légère en bois. La surélévation permet d’améliorer la rentabilité tout en maintenant les loyers actuels à un niveau raisonnable. Dans ce concept, l’acte de surélever est donc un moteur permettant aux ateliers et aux entreprises artisanales de rester à proximité de la ville.

Tu as dit que les architectes devraient se concentrer sur ce qui est «local», et réapprendre à le valoriser. À l’heure actuelle, la réalité est toute autre: les éléments de construction sont livrés par bateau depuis l’autre bout du monde.

Nous avons un projet où l’on aurait dû utiliser de l’acier provenant de l’usine Asov en Ukraine, qui ne sera évidemment pas livré. Et comme la Chine a imposé de longs lock-downs à cause du Corona, d’autres problèmes apparaîtront dans les prochains mois. Nous sensibilisons nos maîtres d’ouvrage et les encourageons à commander rapidement du matériel, car les livraisons pourraient ralentir ou tout simplement être stoppées. Cette situation nous enseigne combien nous sommes fragiles, ou vulnérables. Si un bateau se met en travers du canal de Suez, beaucoup de choses s’arrêtent. Cet impact géopolitique joue en faveur de notre approche.

Ce n’est pas uniquement à cause de l’incertitude géopolitique qu’il faudrait sans doute réduire les transports d’éléments de construction sur de longues distances, mais aussi et surtout pour des raisons de durabilité.

On ne peut pas généraliser. Le transport d'aluminium vers l'Europe produit en Chine ne représente que 1,5 pour cent de l'énergie totale; donc pas grand chose a priori. La production d'aluminium a disparu en Suisse, et il n'est pas forcément judicieux de la rétablir dans l'illusion que cette mesure nous permettra d'économiser des quantités importantes de CO2 et d'énergie. Mais nous avons un impact lorsque nous veillons à ce que les usines chinoises produisent de la manière la plus responsable possible. Nous ne pouvons pas nous soustraire à notre responsabilité et devons donc effectuer des contrôles, apporter du soutien et être prêts à payer davantage pour les matériaux et leur fabrication.

Les collaborateur·rice·s de zirkular passent au scan les démolitions et «pistent» les éléments de construction usagés. D’autres bureaux ne peuvent pas se le permettre ou ne veulent tout simplement pas. Pour que le réemploi s’impose à grande échelle, il faudrait probablement qu’il y ait un catalogue commun et public, et que les entreprises de démolition soient obligées d’y répertorier les pièces?

Avec BIM et des bases de données comme Madaster, de nombreuses données sont déjà déposées quand on construit du neuf. Par exemple, les CFF, ou encore SPS et PSP le font actuellement de leur propre initiative et financent le développement de telles plateformes. Le fait que ces données ne sont pas réunies en un seul endroit et manquent de précisions reste à ce jour un problème. Il ne suffit pas de savoir quel type d’acier est utilisé, mais aussi quels sont les profils utilisés. Les données permettent uniquement de mettre en relation le prix actuel de l’acier et les quantités mises en œuvre dans le bâtiment afin d’en déterminer la valeur. Cela ne nous apprend rien en termes de durabilité.

Si je comprends bien, les données sont utiles pour le recyclage mais pas pour le réemploi.

Absolument. C’est là que se situe l’erreur de raisonnement. Le système ne peut être construit de manière à ce qu’il impose la refonte de poutres en acier. Nous avons besoin d’un système autorisant leur réemploi direct. Et qu’en est-il des éléments de construction très spécifiques, comme les portes coupe-feu? Seront-elles à nouveau certifiées si on les réutilise? Les bases de données devraient donc aussi englober les spécifications techniques et les garanties, toujours. Les parcs immobiliers ont des cycles d’entretien et de renouvellement. On connaît longtemps à l’avance l’agenda des démolitions. Ces données devraient être disponibles et mises en réseau. Il est pour cela nécessaire de combiner les connaissances et les réseaux existants afin de pouvoir progresser rapidement ensemble.

Quatre ateliers d'artistes ont été aménagés dans une halle industrielle de l'ancienne usine à gaz de Schlieren (2021, architecte responsable Roger Küng, chef de projet Benjamin Poignon). Les nouvelles installations dans l'espace de dix mètres de haut ont été conçues de manière simple et réversible, car l'utilisation comme ateliers d'artistes est limitée dans le temps. Presque tous les éléments de construction ont été recyclés. Les fenêtres en bois montées à l'intérieur proviennent d'un lotissement à Zurich, la construction des murs et du plafond en panneaux de bois a servi à l'origine à un passage à niveau provisoire à Winterthur et les lattes de bois ont servi de garde-corps à un passage routier. ©Martin Zeller

Quatre ateliers d'artistes ont été aménagés dans une halle industrielle de l'ancienne usine à gaz de Schlieren (2021, architecte responsable Roger Küng, chef de projet Benjamin Poignon). Les nouvelles installations dans l'espace de dix mètres de haut ont été conçues de manière simple et réversible, car l'utilisation comme ateliers d'artistes est limitée dans le temps. Presque tous les éléments de construction ont été recyclés. Les fenêtres en bois montées à l'intérieur proviennent d'un lotissement à Zurich, la construction des murs et du plafond en panneaux de bois a servi à l'origine à un passage à niveau provisoire à Winterthur et les lattes de bois ont servi de garde-corps à un passage routier. ©Martin Zeller

Quatre ateliers d'artistes ont été aménagés dans une halle industrielle de l'ancienne usine à gaz de Schlieren (2021, architecte responsable Roger Küng, chef de projet Benjamin Poignon). Les nouvelles installations dans l'espace de dix mètres de haut ont été conçues de manière simple et réversible, car l'utilisation comme ateliers d'artistes est limitée dans le temps. Presque tous les éléments de construction ont été recyclés. Les fenêtres en bois montées à l'intérieur proviennent d'un lotissement à Zurich, la construction des murs et du plafond en panneaux de bois a servi à l'origine à un passage à niveau provisoire à Winterthur et les lattes de bois ont servi de garde-corps à un passage routier. ©Martin Zeller

Cela ne démarrera probablement que si les entreprises de démolition peuvent gagner de l’argent avec les éléments de construction répertoriés.

Détruire est déjà à l’heure actuelle une activité rentable. Les entrepreneurs y gagnent à double-titre. Ils reçoivent de l’argent pour la démolition et vendent à leur tour certains matériaux, essentiellement de l’acier et du cuivre. Pouvoir vendre encore plus de pièces de démolition serait en principe intéressant pour eux. Mais certains d’entre-eux agissent déjà de manière responsable. Ils jugent notre travail bon, nous appellent et nous informent des démolitions à venir. Le problème, c’est que les plages de temps disponibles pour sécuriser les éléments démontés sont souvent très courtes. Pas plus de quatre jours dans certains cas.

Même si vous savez quand et où tel ou tel élément est disponible, cela ne signifie pas pour autant que vous avez un projet dans lequel l’inscrire à ce moment précis. Le stockage intermédiaire devient alors une question majeure.

Cela nous oblige à mettre en œuvre une planification dynamique. Les éléments disponibles aujourd’hui ne le sont peut-être plus demain. Ils se conditionnent mutuellement ou s’excluent. Des éléments dont on pensait avoir besoin peuvent soudain s’avérer incompatibles au cours d’une planification.

Nous vivons à une époque qui condamne un stockage devenu trop cher.

Au début, nous expliquons à tous les maîtres d'ouvrage que la collecte et le stockage représentent une grande partie de notre travail. Par exemple, lorsque nous avons démonté des poutres en acier à Pratteln destinées à la Halle 118, nous avons dû les déplacer deux fois avant de pouvoir les remonter. Nous devons donc former nos collaborateurs à la gestion logistique. Le coût du stockage est effectivement un problème, et c'est de lui que dépend parfois la rentabilité du réemploi de certains éléments. Le plus simple, c'est de démonter un lavabo et de pouvoir le remonter directement. Mais si l'on doit stocker le lavabo un certain temps, le calcul ne fonctionne déjà plus. Nous devrons dorénavant prévoir de l'espace et de l'argent pour le stockage des éléments. Dans le cas du re-use, le crédit de planification devient un crédit d'ouvrage anticipé, et la planification de l'exécution doit être reportée à hauteur de 20 pour cent environ dans le projet de construction. Mais à la fin du projet, engagement et prestation se rejoignent à nouveau, et le surcoût du projet n'est que marginal. Si l'on considère la quantité de CO2 économisée, ce léger dépassement en vaut la peine.

Ne pourrait-on pas imaginer des entrepôts pour les petits éléments de construction, une quincaillerie pour objets d’occasion?

À Bruxelles, Rotor a mis en place quelque chose de semblable. Ils entreposent des éléments de construction – du portail jusqu’à la brique en passant par la fenêtre. Ils sont architectes mais deviennent de plus en plus des professionnels de la vente d’éléments de construction usagés, comme l’oncle Titus dans les «Trois jeunes détectives».

Quand j’étais enfant, il était normal de trouver des briques empilées dans les jardins, ou encore des tas de gravier ou de sable. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les matériaux et les éléments de construction pour lesquels nous n’avons pas d’usage sont déposés à la décharge. On considère inesthétique leur simple présence. Peut-être devrons-nous en arriver – comme c’est tout à fait normal en Afrique ou en Asie, par exemple – à (re)stocker des éléments de construction autour de nos édifices. Et peut-être devrions-nous aussi être ouverts à l’idée de les vendre au gré des demandes. Le gazon deviendrait ainsi un kiosque pour éléments de construction.

C’est une idée géniale. Nous devrons délaisser l’architecture traditionnelle au profit d’une cabane de chantier, posant un regard créatif sur les matériaux disponibles pour en découvrir les possibilités. Une grille métallique peut à nouveau être utilisée comme grille de sol, mais elle peut aussi devenir une protection contre les chutes ou un écran.

Mais pour concrétiser cela, il faut que le métier et la pratique de la garantie changent. Lorsque je demande à un artisan de réinstaller les six lavabos d’une école à un autre endroit, il me demande: «As-tu les bons manchons? Qui prendra en charge la garantie en cas de fuite?» Il faut être préparé à cela.

Et qui prend en charge la garantie en fin de compte? Faut-il négocier une dérogation pour chaque élément?

Nous travaillons actuellement sur un projet de recherche dans lequel différents cas sont envisagés. Mais ce n'est pas tout à fait nouveau. Actuellement, lorsqu'on transforme un bâtiment, la responsabilité civile de la construction et les assurances immobilières sont également compétentes. Ces mécanismes déjà existants doivent être activés ou développés.

Certains maîtres d’ouvrage provisionnent chaque année davantage d’argent pour l’entretien en prévision de problèmes éventuels – jusqu’à cinq pour cent de la valeur du bâtiment au lieu de trois. Mais jusqu’à présent, il s’est avéré que les pièces d’occasion ne posaient pas de problème en termes d’entretien. Pour la halle K.118, par exemple, le seul problème était une nouvelle conduite d’eau potable.

Dès le début de notre conversation, tu as dit que les architectes devaient être plus conscients du fait que toute leur activité est politique. Faut-il changer l’enseignement de l’architecture?

La jeune génération est très sensible à l’urgence d’une architecture plus durable et réclame des changements dans toutes les institutions. Barbara Buser propose actuellement des modules autour de la circularité à l’ETH Zurich. Le succès rencontré est énorme. Les étudiants se sentent compris. Kerstin Müller et Oliver Seidel enseignent à Karlsruhe. L’enseignement est incroyablement important car il crée un levier. On me demande régulièrement de donner des conférences et des inputs. Nous devons apprendre maintenant – je ne parle pas seulement de la prochaine génération, mais de tous les architectes.

Espérons que notre entretien aura pu y contribuer, ne serait-ce qu'un peu. Merci beaucoup!

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