Interview – accélération du changement
Friederike Meyer et Doris Kleilein auteures du livre «Die Stadt nach Corona» en discussion avec Jørg Himmelreich.
A priori, la pandémie du Coronavirus semble surmontée. Les restaurants sont bien plus remplis qu'il y a deux ans et les aéroports débordent de clients. Tout serait donc redevenu à la normale? Votre livre, fraîchement sorti, «Die Stadt nach Corona» repose sur une thèse opposée, à savoir que les villes ont irrémédiablement changé suite à la pandémie. Ou plus précisément: que des processus de transformation déjà en cours se seraient accélérés.
Friederike Meyer Bien sûr, les gens ont envie de retrouver ce dont ils ont été privés pendant un certain temps: se retrouver entre amis autour d'un repas ou partir en voyage, par exemple. Mais aucun processus de changement n'était en cours à cet égard avant la pandémie. Notre livre démontre que la pandémie a ouvert de nouveaux champs d'action. Nous voulons montrer des moyens de les utiliser. Nombre d'entre elles eux sont conçus comme une alternative à un «retour à la normale».
Doris Kleilein Ces deux dernières années, la numérisation a connu une avancée qui n'aurait pas été possible sans la pandémie du coronavirus, ou du moins qui aurait pris beaucoup plus de temps. Le commerce en ligne a apporté à la ville plus de trafic de livraison, plus de centres de logistiques, plus de déchets, et en même temps, grâce au home office, les appartements sont devenus trop petits et les bureaux trop grands. Cela ne signifie pas pour autant que la ville est sur le déclin, mais le panorama des surfaces et des bâtiments pouvant être transformés pour de nouvelles utilisations s'est élargi, qu'il s'agisse de rez-de-chaussée vides ou de parcs bondés ou trop petits.

The Tourist Dilemma. Courtesy of Non Voyage, Illustration: Zachi Razel et Kerem Halbrecht
Depuis des années déjà, on assiste à la disparition des commerces. Les grands magasins sont sur la sellette et de plus en plus de petites boutiques sont déjà laissées à l'abandon. On parle même parfois d'une «apocalypse du commerce de détail». Cela est peut-être dû au fait que la tendance du shopping en ligne, qui existait déjà avant la pandémie, a été accélérée par les confinements. Existe-t-il de nouveaux concepts pour les centres-villes «après le shopping»?
FM La pandémie a donné un coup de pouce aux nouveaux concepts commerciaux, comme le principe du click and collect, qui existait déjà avant la pandémie. De nombreuses personnes ont commandé des produits en ligne et les ont ensuite récupérés dans un magasin local, souvent sans même avoir à y entrer. Dans son article «Stadt ohne Handel», l'auteur Felix Hartenstein ose un jeu de réflexion radical: et si nous arrêtions de parler de la manière dont nous pouvons sauver le commerce mourant dans les centres-villes et que nous concevions plutôt les centres-villes comme des lieux de coexistence sociale? La transformation des centres-villes, écrit-il, nécessite de nouvelles approches et des modèles commerciaux privés qui prennent en compte le bien commun urbain. Sous le mot d'ordre «plus de scène, moins de mise en scène», il considère que les communes jouent un rôle clé en tant qu'intermédiaires entre les propriétaires d'immeubles commerciaux et les groupes d'utilisateurs.
Dans cet Arc Mag nous montrons de nouveaux immeubles de bureaux en Suisse. Il s'agit d'architectures exceptionnelles, mais elles semblent quelque peu hors du temps. En effet, de plus en plus d'entreprises permettent à leurs collaborateur·rice·s de travailler partiellement ou même entièrement à distance. Comment le monde du travail des cols blancs a-t-il évolué et quelle influence cela a-t-il sur les différents bureaux et leurs structures spatiales en particulier, ainsi que sur l'ensemble des immeubles de bureaux en tant qu'éléments marquants des centres-villes?
FM Les routines bien établies du monde du travail ont été bouleversées. La flexibilité est désormais beaucoup plus importante. Nombreux sont ceux qui viennent désormais au bureau avant tout parce qu'ils recherchent un échange avec leurs collègues. Les entreprises qui soutiennent les interactions sociales et les rencontres créatives fortuites par des offres d'espace et d'aménagement sont ici avantagées. Ceux qui ont besoin de se concentrer sur une tâche en toute tranquillité restent, s'ils le peuvent, dans leur bureau à domicile ou ont au moins compris, lors de la pandémie, que travailler dans un espace fermé peut mieux fonctionner. Mais il faut aussi dire que tout le monde ne peut pas travailler dans un bureau à domicile. Selon des sondages, en Allemagne, au début de la pandémie, au printemps 2020, à peine 24 pour cent de tous les actifs travaillaient en home office.

Touristoholics Anonymous. Courtesy of Non Voyage, Illustration: Katrina Günther
Si de plus en plus de personnes travaillent à domicile, les quartiers qui étaient jusqu'à présent plutôt animés le soir et le week-end vont se transformer. Quelles sont les exigences et les opportunités qui en découlent?
FM Les quartiers équipés de toutes les fonctions nécessaires au quotidien gagnent en importance. Le discours sur la ville en 15 minutes, autrefois appelée «ville compacte», est de nouveau en vigueur. Si moins de personnes se rendent au bureau, le trafic diminuera. Les quartiers doivent être maintenant équipé de tous les équipements qui étaient habituellement utilisés à proximité du lieu de travail comme les médecins, les coiffeurs, les supermarchés, ou encore les restaurants. Et tout le monde ne souhaite peut-être pas travailler à long terme dans son salon. Dans son texte «Vom Coworking zum Nachbarschaftsbüro», Agnes Müller décrit comment le travail numérique pourrait transformer les quartiers. Elle esquisse une extension du modèle classique de coworking, c'est-à-dire des lieux de travail à louer temporairement, complétés par des fonctions de quartier et fonctionnant sous une responsabilité hybride, où les entreprises participent au financement au même titre que les communes. Ces lieux pourraient par exemple être créés en transformant d'anciens immeubles commerciaux et contribuer ainsi à revitaliser les centres-villes vidés par la mort des petits commerces.
Le monde devient de plus en plus hétérogène. Dans votre livre, vous décrivez que les inégalités existantes ont encore été renforcées par la pandémie. Quels sont les problèmes qui se sont aggravés? L'architecture peut-elle y remédier?
DK La pauvreté, au sens large, a augmenté notamment en matière d'éducation, de nourriture saine, et de participation sociale. Ceux qui étaient déjà privilégiés auparavant, que ce soit économiquement ou grâce à un bon environnement social, ont plus facilement supporté la pandémie et ses conséquences. Les architectes peuvent démontrer comment utiliser les petits budgets à bon escient, par exemple grâce à des plans flexibles et des concepts d'utilisation intelligents. Ils peuvent faire des propositions pour des espaces solidaires. Mais ils sont dépendants des décisions politiques: qu’investit la société dans l’espace public, dans des logements abordables, dans des écoles et des hôpitaux bien équipés et donc dans la mixité sociale des quartiers? Ananya Roy montre, à l'aide de l'exemple de Los Angeles, comment «l'urbanisme d'urgence» est devenu la normalité aux Etats-Unis: la négligence et la stigmatisation des quartiers résidentiels où vivent principalement les personnes de couleur, jusqu'à l'expulsion et le sans-abrisme de masse, caractérisent le paysage urbain au-delà des quartiers de villas. Lutter contre la ségrégation est l'une des tâches les plus importantes de la politique et de l'administration, et pas seulement aux États-Unis.

Redistribution de l’espace de circulation dans les superblocs (Superilles) de Barcelone. Photo: Ajuntament de Barcelona
Au cours des deux dernières années, on a assisté à une ruée vers les maisons et les appartements. Les maisons situées loin des centres, dans des régions de vacances ou dans des lieux pittoresques, ont également fait l'objet d'une forte demande. Avec la possibilité de travailler à distance, de nombreux employés ont tourné le dos aux villes. Cela pourrait-il donner un nouvel élan aux zones rurales?
DK Le prix de l'immobilier dans les régions convoitées continuent d'augmenter et de nombreuses communes reviennent à une pratique à laquelle on devrait avoir renoncé depuis longtemps, notamment pour des raisons écologiques: elles définissent de nouveaux terrains à bâtir pour les maisons individuelles. Il sera décisif de savoir si l'on peut orienter le mouvement vers la campagne dans des régions éloignées des métropoles dans un sens positif, par exemple en encourageant financièrement la transformation de maisons et d'immeubles existants et en développant les transports en commun. Les projets coopératifs d'habitat et de travail à la campagne, tels qu'ils se développent actuellement autour de Berlin, sont des précurseurs: fondés pour la plupart par des citadins, ils expérimentent des formes d'habitat communautaire et tentent de faire revivre les infrastructures sociales et culturelles.
Agriculture intensive, vastes zones d'habitation, infrastructures envahissantes et extraction de matières premières à grande échelle. Votre livre met en cause les effets de l'anthropocène comme possible responsable de la pandémie du coronavirus. En effet, comme l'explique Maria Smith dans une interview, la nature sauvage disparaît et les espèces doivent cohabiter de plus en plus étroitement, ce qui augmente la fréquence des maladies. Il existe désormais deux approches possibles pour faire face à cette situation: l'une consisterait à réserver davantage d'espaces à la «nature sauvage» ou à lui «rendre». L'autre serait d'aménager à l'avenir les espaces urbains et paysagers de manière à favoriser la coexistence. Cela signifierait également prendre en compte les besoins des autres espèces lors de l'aménagement. Quelle est pour vous la voie la plus prometteuse?
DK Il n'y a pas une seule voie prometteuse. Les systèmes urbain et rural sont liés. Il faut continuer à endiguer l'étalement urbain et rendre l'agriculture moins extensive. En Allemagne, le mouvement écologiste pose toujours les mêmes exigences depuis les années 1970: moins de monocultures, pas d'insecticides, plus d'agriculture écologique à petite échelle, autant de mesures visant à préserver le cadre de vie des animaux. Plus récemment, le thème de la cohabitation a pris de l'importance dans le discours architectural: comment les villes et les maisons peuvent-elles être conçues de manière à ce que les hommes ne soient pas les seuls à y habiter? Le fait que les villes deviennent plus vertes, plus ombragées, plus poreuses aidera les hommes et les animaux à s'adapter au changement climatique.
Vous évoquez également le thème de la sécurité alimentaire. Après les interruptions de la logistique dues au coronavirus, on assiste maintenant à une crise alimentaire mondiale due à l'attaque de la Russie contre l'Ukraine. Que peuvent faire la planification et l'architecture pour atténuer d'autres crises éventuelles?
DK Lorsque nous avons demandé à Philipp Stierand de se pencher sur la sécurité de l'approvisionnement dans les villes, le sujet était encore peu abordé en Europe. La guerre menée par la Russie met d'autant plus en évidence l'importance de l'exigence de circuits économiques locaux. La dépendance massive vis-à-vis des livraisons de blé ou d'énergie montre à quel point la production alimentaire mondialisée est vulnérable. Pour la planification communale, cela signifie: penser la ville et la campagne moins en termes d'opposition et renforcer le réseau local, par exemple en utilisant des aliments provenant de la campagne environnante dans les cantines scolaires et les restaurants universitaires. Ou encore la promotion de l'agriculture urbaine comme la culture sur toit, les jardins urbains, la production alimentaire urbaine. Sur le plan architectural également, il existe désormais des projets pionniers, comme le «Market of the Future» à Wiesbaden avec sa propre ferme aquaponique et sa culture d'herbes aromatiques, ou des bâtiments hybrides comme l'office du travail à Oberhausen avec des serres sur le toit.
Votre livre se veut moins une complainte collective qu'une incitation à concevoir ensemble les villes du futur. Quelle est votre vision personnelle sur ce sujet?
DK Une densité mixte à petite échelle, sans voitures, et pas seulement dans les centres-villes! Et un reboisement des surfaces de circulation: une forêt urbaine ombragée avec des pistes cyclables, les lignes d'approvisionnement nécessaires et un réseau décentralisé d'équipements publics et de transports en commun.
FM Des villes dans lesquelles plus aucun logement n'est vacant en tant qu'objet de spéculation ou de troisième logement; dans lesquelles tous les usagers de la route ont une place égale sur la voie publique; dans lesquelles la conservation de l'existant a la priorité sur les nouvelles constructions et où l'espace libre ainsi que la faune et la flore sont considérés à leur juste valeur.