Transformations poétiques – discussion avec Charles Pictet et Baptiste Broillet

Publié le 22 mai 2023 par
Valentin Oppliger

Charles Pictet fonde le bureau Charles Pictet architecte en 2002. En 2021, il associe Baptiste Broillet et le bureau prend la raison sociale: Charles Pictet Baptiste Broillet architectes associés. Photo Mathieu Gafsou

Charles Pictet fonde le bureau Charles Pictet architecte en 2002. En 2021, il associe Baptiste Broillet et le bureau prend la raison sociale: Charles Pictet Baptiste Broillet architectes associés. Photo Mathieu Gafsou

Charles Pictet fonde le bureau Charles Pictet architecte en 2002. En 2021, il associe Baptiste Broillet et le bureau prend la raison sociale: Charles Pictet Baptiste Broillet architectes associés. Photo Mathieu Gafsou

Basé à Genève, le bureau d’architecture Pictet Broillet est installé dans un un beau bâtiment industriel des années 1950. Une verrière en toiture amène beaucoup de lumière et crée un climat favorable à la création. Charles Pictet et Baptiste Broillet développent avec leur équipe des projets à des échelles très différentes. Certaines petites réalisations leur permettent une liberté d’expression et des réflexions accrues. Valentin Oppliger a rencontré les deux architectes à Genève pour découvrir comment ils parviennent à créer une plus-value culturelle, même dans le cadre de grands projets, malgré les contraintes, les lois et les impératifs économiques.

Monsieur Pictet et Monsieur Broillet, nous vivons aujourd’hui une époque où l’écologie est au centre de toutes les discussions. Nous devons construire, transformer et rénover afin de subvenir aux besoins de la population grandissante, mais aussi économiser nos ressources naturelles. Et tout cela doit se passer très vite. En tant qu’architectes, quel est votre état d’esprit sur ce sujet?

Charles Pictet Il est évident qu'après avoir pratiqué l'architecture dans d'autres conditions, nous sommes obligés d'adapter notre langage architectural à cette nouvelle réalité. Nous faisons un métier d'expression, mais celui-ci est très conditionné. Il ne faut cependant pas subir les nécessités écologiques mais les sublimer.Aujourd'hui, nous travaillons avec un carcan normatif traitant des enjeux du climat, de la durabilité, de la réutilisation des matériaux et des normes de sécurité et d'accessibilité. Ce carcan change notre façon de penser au projet, nous essayons d'intégrer tous les paramètres non pas comme des contraintes, mais comme quelque chose qui servira l'architecture. L'expression n'est pas une fin en soi, c'est un vecteur de poésie et de rêve. Pour susciter l'inspiration, l'architecture doit également revêtir un caractère ludique.

Baptiste Broillet Privilégier les transformations de constructions existantes devient une démarche courante qui remplace les démolitions et reconstructions systématiques. On assiste à une prise de conscience générale des enjeux environnementaux qui sont parfois même déjà rendus obligatoires par la loi. Paradoxalement, dans notre pratique nous remarquons qu'il est souvent plus cher pour un propriétaire de transformer en répondant à l'ensemble des nouvelles normes que de reconstruire à neuf. Au-delà des considérations uniquement environnementales, il y a un potentiel poétique dans la réappropriation d'une construction existante.

Effectivement, la dernière édition du magazine met en avant la transformation dans l’architecture, qu’est-ce que cela vous inspire? L’architecture est-elle faite pour être modifiée au fil du temps et selon les envies?

BB On transforme des bâtiments pour les faire perdurer dans le temps et répondre à des nouveaux besoins. L’architecture a toujours été transformée dans l’histoire, parfois même les matériaux de certains bâtiments réutilisés pour d’autres. C’est face aux enjeux du développement durable actuel que la transformation se trouve maintenant au centre des attentions.

CP Il y a un paradoxe dans la transformation: d’un côté nous devons conserver le patrimoine historique, et de l’autre nous devons respecter les normes en quantité croissante. Prenons l’exemple du respect des distances à la limite: dans des agglomérations de montagne, certaines ruelles ne font qu’un mètre de large. Aujourd’hui, notamment pour des questions d’assurance incendie, nous ne pouvons plus construire de bâtiments aussi proches. Il est parfois presque impossible de pouvoir réellement travailler dans l’esprit et le respect du patrimoine en obéissant à toutes les normes.

La transformation de la maison à Vandœuvres explore les possibilités d'une rénovation astucieuse, simple et économique. Photo Duccio Malagamba

La transformation de la maison à Vandœuvres explore les possibilités d'une rénovation astucieuse, simple et économique. Photo Duccio Malagamba

La transformation de la maison à Vandœuvres explore les possibilités d'une rénovation astucieuse, simple et économique. Photo Duccio Malagamba

Comment débutez-vous un projet? Analysez-vous tout d’abord les règlements afin de trouver la meilleure solution, ou essayez-vous dans un premier temps de concevoir quelque chose qui vous semble architecturalement juste?

BB Comme le mentionne Charles, la pratique de l'architecture devient de plus en plus complexe. Nous avons maintenant pour habitude de solliciter des spécialistes pour analyser l'intégralité du cadre légal et débuter ainsi un projet sur des bases solides. À partir de cette première étape, nous pouvons commencer à travailler de manière plus libérée et nous concentrer sur l'architecture.

CP Quand on fait un projet, on suit une intuition et des désirs. On ne peut pas être entravé par des contraintes inattendues. C’est pour cela que l’on analyse avant le champ des possibles. Cette libération est nécessaire car l’architecture est un métier d’expression. On doit pouvoir la concevoir comme l’aboutissement d’un désir et non comme une somme de contraintes. C’est un véhicule de poésie et de rêve. Il doit également y avoir un caractère ludique.

Rentrons un peu plus en détails dans vos projets si vous le voulez bien. En 2022, vous avez transformé une maison à Vandœuvres. Quel était le but de ce projet?

BB Nos maîtres d’ouvrage avaient construit cette maison à la fin des années 1990. Leur premier souhait était d’améliorer l’efficience énergétique du bâtiment. Aidés d’un thermicien, nous avons déterminé les éléments principaux à assainir. Il en est ressorti qu’une amélioration notoire pouvait être faite en ne changeant que l’isolation de la toiture, les fenêtres et la production de chaleur.

En découvrant ce projet pour la première fois, il pouvait à mon sens s’agir d’une transformation tout comme d’une nouvelle construction. La maison reste discrète, presque banale de l’extérieur, et pourtant à l’intérieur, on remarque qu’elle a une histoire et qu’il s’agit d’une transformation. Comment s’est déroulée la prise des décisions avec le maître d’ouvrage?

BB Les travaux d'assainissement étaient tout de même conséquents et offraient l'occasion d'avoir une réflexion plus large. Nous avons proposé d'améliorer l'habitabilité de la maison par petites touches successives. Un ancien abri de jardin est devenu le bureau, la véranda s'est agrandie pour connecter les pièces de jour, et l'avant-toit latéral a été prolongé afin de couvrir une terrasse dans la continuité du bâtiment côté ensoleillé. Toutes les parties structurelles transformées ou agrandies ont été réalisées en bois. La couleur des façades a été modifiée de façon à mieux intégrer la maison dans son jardin. Le volume de la maison est resté pour ainsi dire le même. L'expression globale et l'atmosphère intérieure ont quant à elles beaucoup changé.

CP Un facteur immatériel a très bien fonctionné dans ce projet, c'est notre relation avec les clients qui nous ont fait confiance. Nous avions un grand respect mutuel. Nous les avons intégrés au processus et avons échangé sur tout. Avec ce genre de projets, on va un peu à contre-courant des grandes constructions qui sont des mécaniques bien huilées, le nôtre évoluait au fur et à mesure des décisions que l'on prenait sur le chantier.

À l’intérieur de la maison à Vandoeuvres, des transformations légères ont permis de redonner de la qualité aux espaces de vie. Photo Duccio Malagamba

À l’intérieur de la maison à Vandoeuvres, des transformations légères ont permis de redonner de la qualité aux espaces de vie. Photo Duccio Malagamba

À l’intérieur de la maison à Vandoeuvres, des transformations légères ont permis de redonner de la qualité aux espaces de vie. Photo Duccio Malagamba

J’ai l’impression qu’aujourd’hui les bâtiments sont tellement isolés et tellement efficaces, que les habitants, n’ont pas besoin de faire d’efforts supplémentaires pour protéger la planète. Mais cela ne va pas dans le bon sens, notre mentalité doit évoluer pour moins consommer de manière générale, comment pouvons-nous faire évoluer les choses?

BB Évidemment, il faut rénover les bâtiments pour les faire perdurer dans le temps, mais il faut également sensibiliser les habitants à repenser leur consommation. À Genève, un contrôle de la consommation énergétique des bâtiments sera mis en place à partir de 2026. Les propriétaires de bâtiments ayant des trop hautes consommations devront faire des travaux d’assainissement afin d’isoler leur bâtiment. Paradoxalement, ces travaux dépenseront eux-mêmes beaucoup d’énergie. Il faut trouver un équilibre entre ce qui est nécessaire et ce qui ne demande qu’une adaptation de notre mode de vie. L’architecte a un rôle important dans ces décisions.

Il y a quelques années, vous aviez dit quelque chose qui m’avait marqué. «Les bâtiments ne polluaient pas, ce sont les gens qui y vivent qui consomment de l’énergie.» Vous étiez alors en discussion avec le canton de Genève pour défiscaliser l’énergie grise non consommée, où en est ce projet?

CP L’office cantonal de l’énergie est intéressé, ils discutent de ce sujet avec l’office du patrimoine. Plutôt que de mettre un bâtiment aux normes énergétiques, nous devons nous mettre nous-même aux normes. Il s’agit simplement de moins consommer, de moins chauffer. Par exemple il n’est pas nécessaire de chauffer tout un bâtiment quand on passe les trois quart de la journée dans une seule pièce. Il est facile de calculer l’énergie grise que nécessiterait une mise à niveau énergétique d’un bâtiment. Du coup, si l’on ne consomme pas cette énergie grise mais que l’on arrive au même niveau d’économie par une modification de comportement, on peut être récompensé. Tout comme un propriétaire qui peut défiscaliser des travaux d’entretien qui améliorent le coefficient énergétique de son bâtiment.

La maison à Troinex, originellement construite par Pierre Zoelly, comporte une structure moisée en béton qui donne du caractère aux espaces intérieurs. Les architectes ont transformé la maison en continuant le travail de Pierre Zoelly. Photo Dylan Perrenoud

La maison à Troinex, originellement construite par Pierre Zoelly, comporte une structure moisée en béton qui donne du caractère aux espaces intérieurs. Les architectes ont transformé la maison en continuant le travail de Pierre Zoelly. Photo Dylan Perrenoud

La maison à Troinex, originellement construite par Pierre Zoelly, comporte une structure moisée en béton qui donne du caractère aux espaces intérieurs. Les architectes ont transformé la maison en continuant le travail de Pierre Zoelly. Photo Dylan Perrenoud

Un deuxième projet a attiré mon attention, il s’agit de la transformation de la maison à Troinex, la structure moisée en béton donne un caractère particulier à ce bâtiment, pouvez-vous nous parler de son histoire?

CP Pour ce projet, nous avons continué le travail de l’architecte Pierre Zoelly. Il a fait beaucoup de réalisations très belles. Mais dans cette maison, certaines choses étaient incongrues. C’était comme si au moment de sa construction, le maître d’ouvrage avait demandé certaines choses à Pierre Zoelly qui l’avaient contraint à sortir de ses règles habituelles. Nous avons dû transformer cette maison car elle était à la fois magnifique mais difficile à habiter. Nous nous sommes alors demandé ce qu’aurait fait Pierre Zoelly s’il était encore vivant. Nous avons en fait continué une histoire. Les travaux ont été conséquents, nous avons changé beaucoup de choses, créé de nouveaux espaces, modifié la structure de l’entrée. Aujourd’hui, la maison est complètement unitaire. Elle donne l’impression d’avoir été réalisée comme cela depuis son origine.

Lors d’une conférence, je vous ai entendu dire que l’architecture restait toujours dans un futur positivé. Est-ce vraiment le cas? Trouvez-vous que l’architecture qui a été faite il y a 30 ou 40 ans est positive aujourd’hui?

CP Je voulais dire qu’au moment où on la produit, l’architecture procède d’une démarche positivée. On ne construit pas pour faire plus sombre, plus triste, on construit pour gagner quelque chose, pour avoir plus d’espace, pour que ce soit plus pratique. Un maître d’ouvrage n’investira jamais d’argent pour perdre quelque chose, cela paraît logique. Mais il est tout de même possible de construire plus petit, ou plus sombre à une condition: si nous gagnons en poésie. Les enjeux de l’écologie se trouvent également dans l’accroissement de la notion de poésie. Il est difficile pour un être humain d’accepter de vivre avec moins. Seul un accroissement poétique permet de le faire.

La transformation dans le Domaine Masset est constituée de touches attentives et précises pour créer un espace domestique dans cette ancienne dépendance. Photo Dylan Perrenoud

La transformation dans le Domaine Masset est constituée de touches attentives et précises pour créer un espace domestique dans cette ancienne dépendance. Photo Dylan Perrenoud

La transformation dans le Domaine Masset est constituée de touches attentives et précises pour créer un espace domestique dans cette ancienne dépendance. Photo Dylan Perrenoud

L’architecture doit être vécue pour être comprise, il faut la voir avec la vie qui l’entoure, avec les meubles qui y sont installés, et les personnes qui y vivent. Aujourd’hui on voit beaucoup d’architecture sous forme de photos très propres, très positives, très pures. Mais dans quel but la plupart des architectes montrent donc cela?

BB C’est vrai que l’architecture est très souvent représentée de manière épurée. Peut-être qu’il s’agit d’une volonté de montrer l’essentiel de la pensée d’un projet. Elle n’est pourtant jamais vécue de cette manière statique. Les photos où l’on ressent l’atmosphère d’un bâtiment sont souvent plus intéressantes que les simples portraits d’un espace ou d’une façade. L’architecture n’est pas une finalité en soi. C’est une particularité qu’une œuvre d’art n’a pas. Elle sert un usage au delà d’elle même. Elle est un réceptacle dans lequel la vie s’installe.

Vous avez parfois travaillé sur de petits projets où vous avez l'avantage de pouvoir décider de beaucoup de choses, ce qui n'est pas forcément le cas dans de plus grands projets comme le logement collectif par exemple. Vous avez une certaine liberté avec ce genre de projets.

CP Absolument. Cependant, nous travaillons également sur des projets plus grands. Par exemple, nous avons construit un immeuble de logement social à Paris. Dans ce projet très contraint, nous avons tout de même réussi à insérer quelque chose en plus qui n’était pas dans le programme et qui amène une touche de poésie au bâtiment et au quartier. Il s’agit d’une grande loggia qui se trouve au 5ème étage. L’immeuble se trouve dans le quartier Chapelle International qui est en construction. Et à la fin, de tous ces immeubles de moyenne hauteur, il y en aura un qui constituera le centre du quartier et qui possédera cette loggia. Même si le bâtiment n’est pas purement centré en plan: si l’on devait par exemple faire un portrait visuel du quartier avec un drone, le point de départ et d’arrivée du travelling pourrait être cette loggia.

Cette loggia est un bon exemple qui vous permet d’expliquer ce que vous entendez exactement par votre recherche de «poésie» dans l’architecture.

CP Oui, même si ce n'est pas un espace où les gens se rendront régulièrement, c'est un endroit où l'on peut se projeter dans l'imaginaire, c'est un lieu reconnaissable. À l'image d'un pavillon que l'on voit au fond d'un parc, il n'y a pas forcément besoin d'y aller pour rêver d'y être. Lorsqu'on a une palette d'expression plus restreinte comme pour ce genre de projets, ce lieu hétérotopique offre la possibilité d'une projection. Le caractère pittoresque d'un bâtiment, notion combattue par le mouvement moderne, c'est d'y introduire des choses qui n'ont pas d'utilité fonctionnelle, mais qui ont le pouvoir d'exciter l'imaginaire et d'introduire une dimension poétique.

Le projet de la tour de logement s’inscrit dans le plan directeur du quartier Chapelle International établi par l’agence parisienne AUC. Une grande loggia introduite hors programme au premier tiers de la tour forme un point de focale. Photo Salem Mostefaoui

Le projet de la tour de logement s’inscrit dans le plan directeur du quartier Chapelle International établi par l’agence parisienne AUC. Une grande loggia introduite hors programme au premier tiers de la tour forme un point de focale. Photo Salem Mostefaoui

Le projet de la tour de logement s’inscrit dans le plan directeur du quartier Chapelle International établi par l’agence parisienne AUC. Une grande loggia introduite hors programme au premier tiers de la tour forme un point de focale. Photo Salem Mostefaoui

Considèrez-vous cela comme une position postmoderne?

CP Après un siècle de mouvement moderne, de questionnement de différentes tendances, modernisme, fonctionnalisme, rationalisme, structuralisme, postmodernisme, minimalisme,… les architectes sont enfin sortis des «-ismes». Aujourd’hui tous les moyens d’expression sont permis à condition d’offrir quelque chose de culturellement cohérent qui permet de surcroît de vivre bien. De notre point de vue, ce «vivre bien» se trouve dans la recherche permanente d’une dimension poétique.

Première publication: Arc Mag 3.2023

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